Numéro d'édition: 2710
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Léon Dommartin
1839/09/11 - 1919/08/23
Lieu de rédaction
s.l.
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6655/468/130
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Apostille
81 ; Avant la 1e de Jack.
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Samedi –
Mon Vieux Dom,
Prie de Roddaz de m’envoyer un deuxième n° de l’Artiste où est ton article avec vignette « très bien ». – Ne pourrais-tu pas m’envoyer aussi les bonnes pages de ton livre ?? Comme cela ne paraîtra que quand je serai chenu, tu me ferais grand plaisir en m’envoyant ta prose toute simplette, je me fous de tes cartes ; – mais enfin depuis que cela dure on aurait publié cinquante volumes d’Élysée Reclus ici, je t’assure.
À chaque instant je geins sur ton absence d’ici & je me demande toujours par quelle bizarrerie tu t’obstines à vieillir loin de nous tous & de ton milieu naturel ; la mort viendra te trouver comme cela, courant de la Chronique à l’Éperon. Ah tiens tu m’em….. ne parlons pas de tout cela c’est trop bête. Quand je songe que il ne faut qu’un coup d’épaules pour briser tous ces fils qui nous paraissent des câbles, je me demande comment j’ai pu faire si tard ce que j’ai fait. Et comme je me félicite d’avoir été « si malheureux » au point de vue « belge ».
Ô ce bien être matériel ! comme on le trouve grotesque d’ici – Tu ne peux t’imaginer, parce que nous n’y vivions pas
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du tout ni toi ni Gouzien ni moi il y a dix ans dans quel milieu charmant nous déambulons tous maintenant ! Et ce sont nos amis qui sont « dans tout » ! Il y a deux ans – trois ans même que tu disais avant deux ans je serai à Paris, & l’âge très mûr vient, Mon Vieux, & tu n’arriveras juste que pour constater qu’il est trop tard. Il est déja « tard » !! Et comme tu regretteras tout ce temps passé bêtement. Et ce qu’il y a de plus bête dans ton cas, ce que tu n’as pas organisé pour réussir en Belgique comme Rousseau ou Hymans ou Lemonnier !! – Enfin ! je vois qu’il n’y aura plus que moi qui croirai en toi ! – Tu viens à Paris une fois par an, cinq jours & voilà tout & tu t’imagines qu’on reste Parisien à ce prix. N.D.D. !! tu as encore du talent pour un an, – car note que tu n’as pas progressé & que tu faisais au moins aussi bien il y a dix ans. Si je ne te dis pas cela qui te le dira ?? Et si je te le dis & si je te le répète une fois tous les deux ans, c’est que je crois que tu ne t’es pas encore décidé à vivre à l’Éperon le reste du peu d’années qui nous restent à vivre !!! Pas beaucoup ! – Enfin ! viendras-tu au moins à la première de Jack ? avec Edmond ? C’est vers le 15
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travaille dur. Daudet m’a dit que son nouveau livre était très bien. – Arêne m’a dit de lui : « c’est l’éternel cochon truffier il est bête, mais il trouve des truffes excellentes parce qu’il a du nez & qu’il est chercheur & trouveur », – il arrivera à coup sûr. Et quelle volonté ! – Il ne parle plus de quitter Paris maintenant, & sa peur d’ici est passée. – Quant à Maria, elle est devenue tout à fait Parisienne & jolie fille en diable ! Voilà Liesse classé parmi « les hommes à jolies femmes » !! c’est drôle ! que veux tu tout arrive & tout rive. Elle a d’ailleurs cette petite fille, un instinct d’élégance bien réel. – Moi je passe beaucoup de mes soirs chez un forte amusante personne de vingt ans qui a un hôtel aux Champs Élysées, le téton des Déesses & assez d’esprit pour nous comprendre ; ce soir, grand dîner avec tout cela chez Filleau, avec Rober Armand Silvestre, Camuset, le peintre Manet & aultres drilles et drillottes dont une fillette curieuse qui a les cils qui « bandent » quand elle est émue, – authentique ! On dîne aussi beaucoup chez le Docteur Collin qui mange un héritage à ses héritiers. C’est plein de bas-roses là dedans : – on trouve d’autres visages, des peintres & des peintresses en masse : Béraud, Gervex, Goupil, Georges Duval qui écrit bête et qui a bien de l’esprit. Je t’assure que ton nez ferait bien au milieu de tout cela et je grogne à ton intention en regagnant le 76. de la Rue Richelieu. Pourquoi ne fais-tu pas plus souvent une chronique au Voltaire comme Perkeo dans le Figaro ? Il trouve des faits à Bruxelles pour quoi n’en trouves-tu pas et te laisses-tu oublier ? C’est inexcusable.
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– Grandes soirées aussi chez le peintre Nittis dont Liesse, autre bizarrerie des âtomes « crocheteurs » est devenu l’intime !! Cocasse en diable !! Chez Munkaczy aussi soirées de peintres & chez Madame Turr, nous roulons dans tout cela & mon habit noir en est blanc de poudre de riz & de fatigue. – Il y a une vie intense que tu ne connais plus: – des quartiers d’artistes dont les hôtels illuminent tous les soirs. L’Empire en paraît pâle, et je t’assure que l’on s’amuse crânement sous la République, une et indivisible. – Va chez Kistemaeckers & demande lui un exemplaire du Christ au Vaticanavec mon eau-forte :
– N’oublie pas mon n° de l’Artiste.
– Je sais que tu as eu la plaquette de Cladel, mon pendu est ignoblement tiré ! il y a là, bien loin, à Anvers – au fond du Lustembour » – un baveux qui fout son cirage philoderme sur des cuivres & qui croit tirer en taille douce ! Et Christemaekers trouve cela bien, ce cocu !!
Va aussi chez Gay, éditeur Galerie du Roi ou de la Reine, & demande lui (pour un article) un volume des œuvres Badines du Grécourt avec mon eau-forte.
Il faut bien que je remue un peu le sommeil de la Bête au bois dormant dans lequel ils ronronnent tous labàs ! – S’il ne veut pas te donner le volume demande lui l’eau forte & dis lui que tu lui feras des comptes rendus des livres qu’il ne publie pas sous le manteau & il y en a plusieurs. – Et dans quelques jours demande à Gay les eaux fortes de : Les Amusements des Dames de Bruxelles (18e siècle) – Le Diable dupé par les
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femmes (18e siècle) – S’il ne veut pas te donner ces volumes tâche d’avoir les eaux fortes car je n’en ai pas en ma possession & elles sont curieuses. Demande aussi chez Kistemaeckers dans quelques jours le frontispice de la Chandelle d’Arras.
Et si tu es sage je t’enverrai pour tes étrennes : En prenant le Thé un cahier d’eaux fortes sous presse. Tu vois dans quel coup de feu de travail & de plaisir mêlés nous sommes. Il n’y a qu’ici que l’on fait cela !
Du reste comme bibliophile tu devrais acheter (ils ne sont pas coûteux) tous ces livres de Gay qui deviennent très rares tout de suite.) C’est amusant & c’est un bon placement.
J’ai vu non pas le plumet mais le déplumet d’Hallaux à l’opéra, l’autre soir à Faust. J’étais avec une dame qui ne me permettait pas de la quitter « une seconde ». J’ai essayé de joindre cet animal là à la sortie mais je l’ai perdu de vue. Il n’a pas eu de chance : c’était la plus mauvaise représentation de l’année : une débutante à voix de fesse : Mlle Bardi, – l'horrible Tasquin une doublure en imitation, – a part Gailhard qui est toujours un superbe chanteur c’était insupportable, – et dansé par la 27e Danseuses ! – Il n’y a qu’Hallaux
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pour avoir de ces chances. Dis-lui que quand il vient baiser des filles à Paris il veuille bien entre les coups, venir prendre quelques eaux de vie et quelques eaux-fortes chez moi.
Il faut que tu viennes voir Michel Strogoff. jamais on n’a poussé aussi loin la mise en scène c’est délirant pour les yeux de peintre et tu en as deux.
J’irai à Bruxelles bientôt, dis cela à Fontaine en lui faisant mes compliments spéciaux. J’aime beaucoup cet animal là quoiqu’il n’ait pas fait le tableau de Maurice de Nacelle pour Anseremme.
À toi Vieux
Fély
Demain exécution du Cassagnac par Robert Mitchell cela va être amusant.
N’oublie pas l’article de l’Artiste.
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR