Numéro d'édition: 2811
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Léon Dommartin
1839/09/11 - 1919/08/23
Lieu de rédaction
Saint-Méloir-des-Ondes, La Guymorais
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6655/468/232
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Apostille
1ère atteinte de la maladie
Page 1 Recto : 1
La Guymorais
Août 1892.
Mon Cher Léon
j’ai fini (enfin !) reçu des nouvelles de Mme Gouzien. Elle m’apprend que notre pauvre vieil ami est mort subitement étouffé par une congestion pulmonaire. On l’a enterré à Guernesey parce que : « cela coûtait trop d’argent pour le faire revenir en France ». Voilà. Il me semble que Lockroy qui, comme ministre des Beaux Arts n’a jamais su rendre le moindre service à Gouzien, aurait bien pu lui rendre au moins celui là : le dernier ! sauf à donner une soirée de moins cet hiver.
– Nous aurions eu la consolation suprême de rendre les derniers devoirs à celui que nous aimions. – Mme Gouzien me dit dans sa lettre que : « Mme Lockroy va toutes les années à Guernesey et que Gouzien ainsi ne sera pas « tout seul » ! Si cela n’était pas aussi lugubre cette phrase serait d’un comique profond, pyramidal !
– Il faut maintenant Mon pauvre Vieux, que je te raconte ma très triste année : Je ne l’ai plus vu depuis le jour où nous avons déjeuné ensemble chez ce brave de Roddaz. Je t’ai dit, tu le sais, que j’avais eu une congestion sanguine qui m’avait privé d’un œil pendant un mois. Je me croyais guéri mais je n’avais pas encore repris mon travail. Une chose m’inquiétait, je sentais petit à petit « je voyais » si je peux dire ainsi m’a vue s’assombrir. Un œil, celui qui avait été le plus atteint surtout me faisait voir à travers un voile
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de couleur café au lait, & qui a été jusqu’à la sépia légère. Les oculistes bafouillaient toutes les âneries possibles à travers lesquelles la rareté & la gravité du cas se lisaient en lettres d’un pied. Ma situation morale & physique était bien mauvaise ! Juge ce qu’est la cécité pour un peintre qui croit à tort ou à raison, n’avoir pas encore tout dit de ce qu’il espère pouvoir encore dire. La Souffrance est incessante, sans trève, et vous ronge le cerveau ! Par un singulier sentiment, sentiment bizarre mais absolu : je ne voulais que l’on prévienne mon fils ni mes amis de mon état. Ni même qu’on ouvre mes lettres !! Je vivais déja du rêve noir des aveugles, et j’étais tombé dans un marasme qui faisait craindre pour ma raison les chères créatures qui me soignaient avec leur éternel & si complet dévouement. Bref un beau jour malgré les prescriptions et les collyres, le voile s’est à peu près levé, et j’ai vu clair ! (C’est à ce moment de joie que Popp est venu me voir,) mais l’impitoyable Faculté éprouvant, puisque je me guérissais seul, le besoin d’avoir l’air de faire quelquechose m’a envoyé à Contrexeville. On m’y a réexpédié une lettre de toi, qui n’est pas encore revenue ! – J’en ai reçu une seconde, dans laquelle tu te plaignais de ma non-réponse, mais j’étais retombé dans mes angoisses, – le séjour de Contrexeville ne m’avait fait que du tort, et j’étais repris des diables noirs. – Puis j’ai été mieux tout à coup, mais alors sérieusement mieux, quoiqu’encore la proie de phénomènes aussi douloureux qu’inexplicables. J’allais aller te voir en Belgique fin juillet et je trouvais inutile de t’écrire longuement tout cela, (ce qui est bête comme tout car il faut toujours écrire !) mais Gouzien
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convalescent m’a demandé à passer quinze jours à la Demi-Lune. Il y est venu, et ces quinze jours de bonnes causeries, de vieilles remembrances & remémorances, ont achevé de nous remettre l’un et l’autre. Nous avions fait le projet d’aller dans un an, faire une tournée de Belgique, et avec toi, revoir ce qui reste des Servais des Mercier, des Orts et de tant d’autres ! Ces derniers quinze jours me sont bien chers ! mais si j’avais su que c’étaient les derniers ! Pauvre Cher Ami ! pauvre cher compagnon de vie, il avait gardé toute sa verve, toute sa belle chaleur de cœur, et guéri, il était plein d’espoir, et la recommençait cette vie, qui ne lui avait pas toujours été douce, dans les derniers temps surtout ! Gouzien parti pour Guernesey, je ne l’ai plus revu !
C’est terrible !! Pour moi plus encore que pour toi, quoique ton affection pour lui fut inaltérable, comme la mienne, la perte est plus sensible : Je le voyais souvent. Il était, par sa modération dans la vie, un contrepoids à mes trops vifs emballements, puis on sentait, là près de soi cette réelle amitié toujours vaillant, toujours prête à vous venir en aide. Et quel secours dans les cahos de la vie Parisienne !
Son rêve était, le moment venu, de se retirer tous les étés dans un coin de Bretagne, dans la rade de Brest, – à St Pierre-Daoulas, ou un ami de la bàs lui avait promis un terrain. Comme il était resté Breton ! Et comme il l’était ! Je retrouve ici à chaque détour de chemin son type Celte au large front carré, au nez aquilin, aux yeux espacés, à la barbe clairsemée, – et c’est une joie de le revoir encore un peu, & une tristesse aussi ! Aimons-nous bien Mon Vieux Dom, pardonne moi mes noires fantaisies d’homme & d’artiste qui s’est cru retranché de la vie. Dorénavant tes lettres ne resteront plus sans réponse, et
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si les mauvais jours reviennent, je te demanderai à toi les paroles qui consolent & aux rares qui m’aiment encore.
Je t’embrasse bien de cœur comme je l’aime.
Ton Vieux
Fély
P.S. Je serai seul avec ma fille ici à partir du cinq aout septembre, pourquoi ne viendrais-tu pas passer quelques jours ici ? C’est bien simple : un billet aller & retour que tu auras par de Roddaz, pour St Malo. Tu me préviens, je vais te prendre à St Malo avec mon canasson, une heure ½ après tu es à la Guymorais. Cela me ferait grand plaisir de pouvoir parler un peu de l’absent, & de te voir.
L’endroit me plaît beaucoup, entre Cancale & St Malo. – Bien situé, l’affaire réussira, et si elle ne réussit pas elle n’est pas onéreuse. La maison est vaste et très mal meublée naturellement mais il y a des lits, cela suffit à notre lacédemônisme.
J’irai en Belgique cet hiver sans faute, en Décembre.
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Vergé, Vert.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR