Numéro d'édition: 2400
Lettre de Félicien Rops à [Eugène Demolder]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Eugène Demolder
Lieu de rédaction
Corbeil-Essonnes, Demi-Lune
Date
1896/11/20
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
MRBAB/AACB/009572
Collationnage
Photographie, original à la Réserve précieuse
Date de fin
1896/11/20
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
Illustration
Lettre illustrée
Page 1 Recto : 1
Croquis
Paris / DULUC / 19 Rue de Grammont
Croquis
Le Cœur Éolien.
Demi Lune 20 nov 1892.
Mon Cher Gros,
J’ai reçu les volumes, mais l’ « Ensor » manque, envoie je te prie. Décidément l’automne ne me va pas, je broie du brun ! il me fait trop penser aux amis absents dont la perte me semble plus sensible aux feuilles jaunes. C’est que Novembre c’était : « la Rentrée » ! Je revenais d’Anseremme ou de Blankenberghe. On s’était attardé autour des grands feux « de boulets » de Belgique, faisant les dernières études de chrysanthèmes sur les panneaux des cabarets artistiques, ou peignant les peupliers dorés s’enlevant en vigueur sur les fonds d’outremer de notre bonne Meuse et de notre vieille Ardenne, dont les collines, au départ, se poudraient déjà de blanc, comme des marquises Louis XV. Et cela, en compagnie de bons peintres à l’huile de lin, et des Riancho, (Gouan, Pablo !) élève des ténébreux et fumeux Lamorinière, – auquel la Ville de Saint Sébastien, en ses largesses, octroyait soixante sept pesetas par mois ! – mort aussi probablement, Riancho ! comme Fontaine, comme Lambrichs, comme les autres ! comme tous !
La « Rentrée !! » avec quelle joie ! avec quel éclat de gaieté et d’esprit, on se retrouvait sous les lumières, dans les jolis salons de cretonne de MMmes Léontine & Aurélie Duluc : 76 rue Richelieu !
Pour la Belgique et pour la France
Gn’ia qu’une rue Richelieu !
disait le poète du cru ! Puis arrivaient se ranger autour de la table
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fleurie de fleurs de Nice : Filleau qui commençait toujours par raconter les dernière âneries des officiels savant ; – Camuset et ses « Sonnets du docteur ; – Clapisson, le premier décoré de nous tous, qui devions tous l’être ! mais lui : pour « faits de guerre » ! – tapotait déjà du Wagner, pour se faire pardonner la musique de Clapisson père ; – Carlier et Louis Dubois envoyés par la Belgique, pour soutenir la réputation de bonne beuverie du pays qui nous vit naître, (en admettant qu’il regardait de ce coté là !) ; – Liesse Henri, commençant la série de romans qu’il ne devait jamais finir ! ; – Louis Artan, descendu des hauteurs artistiques du Faubourg Saint-Honoré, et qui était déjà le grand peintre qu’il a toujours été ; – Schaumard, l’illustre Schaumard de Murger, le Schaumard de la Vie de Bohème, notre Bible ! Un ancêtre pour nous, mais qui dessinait un trait d’union entre nous, et ceux de la génération Romantique.
Puis c’était, précédé par les fanfares de son rire et de son inaltérable joie : Armand Gouzien, rapportant dans son veston les odeurs de genêt des landes du Morbihan, et dans se poches les chansons faites là bas, pendant les vacances. On lui faisait chanter : « Ah ! buvons sous la treille ! » – « La quenouille au fil roux », – « La Légende de St Nicolas » – « La Chanson de Jean Renaud » – « Suzon » « Je m’en vais à Pékin »
En Palankin ! – « Ma Guadeloupe » tout ce qu’il écrivait pour la belle mulâtresse Kadoudja, dont il était épris, et qui chaque soir le faisait applaudir à l’Eldorado ; – puis : le typographe Malassis :
Que tout bas invoque sans trêve
Le poète inédit qui rêve
Triste, sur une malle assis !
Souriant comme Voltaire, impavide, préparant ses dernière belles éditions ; – avec le mot faisant balle, un des derniers spirituels qui aient eu de l’esprit ; – le sculpteur Godebski, et sa femme, cette délicieuse, exquise et savante Mathylda Godebska, dont le souvenir chante éternellement dans le cœur et dans la tête de ceux qui l’ont connue ; et à travers toutes ces gaietés, les jolies frimousses parisiennes des « Employés de la Maison ! », apportant leurs rires de grisettes, et toutes heureuses de se frotter à toutes ces célébrités : les amis du Patron !!! Il y avait bien, au dessert, un petit baiser dérobé, et un bout de néné, un peu trop amoureusement serré, derrière le dos du Patron et de la Patronne austères, qui faisaient semblant de regarder autre part, mais tout cela était si honnêtement fait ! – Et d’ailleurs c’était l’heure de la Valse, et l’Offenbach avait lieu ! On ne connaissait que lui et Les ‘Delibes’ – « Delibès » pour les dames ! Et sa polka des « Deux vieilles Gardes » faisait rage et entrainait jusqu’aux tables !
À sept heures le jour arrivait, et l’on descendait l’escalier en masure, & si doucement qu’à midi le portier montait, et apportait le congé du propriétaire ! Coût : cent sous pour le susdit portier !
Et ils sont tous partis pour le pays des rêves ! Delibès & Offenbach sont allés la bàs engaieter et enfredonner les chœurs des Séraphins ! – Mathylda Godebska, Schaumard, Malassis, Dubois, Artan, Lambrichs, Filleau, Fontaine, Camuset, Gouzien, Clapisson ! tous ont été ! Il ne reste de cette tablée bruyante et vivante que le doux Liesse, voilà pourquoi je l’aime, et pourquoi il y aura toujours pour lui place à mon foyer.
Car les amis de la 2e époque : Rodrigues, Detouches, Haraucourt, Uzanne,
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Gérardin, ne sont venus : qu’après, pour essayer de boucher les trous faits par la mort à travers les Commensaux. Et je n’ai pas encore trop à me plaindre, et parmi ces jeunes, je suis heureux de l’affection de quelques jeunes que j’aime, comme toi, & qui m’aident à supporter les pesanteurs et les tristesses de la maturité, inévitables !!
Il va falloir « se retaper » moralement et physiquement aussi, car le cœur est en assez vilain état ! Il bat à contre temps, il dort mal et fiévreusement. Je ne suis pas malade mais : atteint, ce qui est bien différent !
Ah ! ce cœur a bien le droit d’être touché ! Depuis cinquante ans, il tressaille à toutes les émotions comme une harpe éolienne. La moindre parole d’amour le remet en état de souffrance, comme les cœurs des martyrs de la Primitive Église qui redevenaient sanglants sous les baisers des Vierges. Le ressouvenir ou l’effleurement des lèvres des fidèles lui ramènent à ce pauvre cœur les beaux battements et les doux étouffements des anciennes extases !
– Donc mon vieil et déjà très vieil ami, dans quelques jours, j’espère pouvoir comme je te le disais dernièrement, décider Bailly. C’est l’éditeur de de Régnier « l’un des plus nobles poètes de ce temps », de Wielé-Gryffin, de Pierre Loïs aimé des hélaïres de Milet. Il m’a l’air bien disposé. Dès que cela sera décidé, le frontispice aura lieu. Les éditeurs prêts à faire les frais complets d’un volume compact sont rares, par ce temps de craks librairistiques qui sévit ! Enfin nous allons voir, et nous ferons notre possible pour arriver à la réussite. C’est qu’un volume ici, ce n’est pas la même chose qu’un volume chez Lacomblez, ou chez Vos. On ne pourrait dire pourquoi, Bruxelles se trouvant à deux louis et à quatre cigares de Paris ; c’est bête, mais c’est ainsi !
Il faudra aussi qu’au premier printemps tu viennes, et que tu sortes de ta belle pulpe et de tes entrelardements, pour t’agiter un peu autour de ce tome ! Ici, on accouche dans l’agitation. l’enfant en vient mieux.
J’étais, il y a quelques soirs à « l’œuvre », on jouait une pièce de Maurice Beaubourg inspirée du bon Materlinck qui fait école, à ce qu’il paraît. Tout cela m’est avis, est profondément crevant. Décidément j’aime mieux :
Marie trempe ton pain
Marie trempe ton pain
Dans le vin !
On a sifflé & on a applaudi, il y en a eu pour tous les goûts. C’est l’aillance russe qui nous vaut toutes ces Ibseneries et ces Dostoïewieskades. La pièce qui est d’ensemble et « d’harmonie » au fond des théâtres enfumés de Bergen ou de Christiana comme j’en ai vu jouer vis à vis d’un parterre de femmes à cheveux saumâtres, à fronts hydrocéphales, à yeux d’au de là, où il y a du phoque et de l’ange, dont les clytoris doivent être pleurards et gelés comme les « chandelles » qui pendent aux nez des poètes de ces contrées ; passe encore ! mais venir nous geindre des sensations que pas un des spectateurs ne comprend, et qui ne songent, ces spectateurs, en fait de « frisson macabre » qu’à se demander : « quand cela sera fini, la scie que l’on joue là » pour aller en pincer un au Moulin Rouge ; – et vis à vis de deux cents petites femmes à nez retroussés & à nénés idem, qui depuis le jour où elles ont ouvert leurs mirettes à Batignolles n’ont fait que chanter :
À la Monaco
L’on chasse et l’on déchasse !
À la Monaco
L’on chasse comme il faut !!
C’est le comble de l’insanité !
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Et cette absence de bon sens fait bondir et spumoser tous les globules latins d’une partie écarlate de mon noble sang.
Que l’on crée et procrée, un hiver, le long du canal, quand souffle une jolie bise de Nord Ouest, des enfants albinos, dans les vagins coryzateux de Gand ou de Harlem cela se comprend aussi, mais ici, dans la chaude et lumineuse grouillerie du Boulevard, vis à vis des bruyantes Gouges qui se retroussent jusqu’aux poils des pubis, et qui feraient de l’œil à St Jean Baptiste, l’homme à la Salomé, c’est cela qui n’est pas « vécu » !
À toi mon Vieïl & à Bientôt
Félÿ Rops
Croquis
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Papier de qualité, Crème.
Dimensions
224 x 347 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
Ro Scan, J. Geleyns