Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]

Page 1 Recto : 1

Reçu ta lettre ; – elle m’embête ta lettre – à cause de la question d’argent qui sera difficile à résoudre ! – Mon crédit est épuisé comme un capitaine du Pacheco, – tu comprends après deux mois d’emprunts ! – ce n’est plus la campagne Brabançonne, c’est le steppe de l’Oural ! – Enfin tâche d’arriver ici le plus tôt possible voilà tout ce que je peux te dire, Mon Vieux. Je ne peux rien faire sans toi ; je ne cherche même plus, depuis deux ou trois jours, je suis un peu découragé ; ta présence me ranimera. Du reste tu n’as rien à gagner, au contraire, à rester là bas.

Ah ! il faut en sortir de tout cela Nom de Dieu ! & il le faut, c’est trop bête ! Dussé-je faire des tableaux à réjouir de Neuville, ou Detaille & toi des proses à faire jubiler Alvin (de l’Académie de Belgique,) – il faut en sortir !

Nous bâtirons en la rue Pascale, ne trouves-tu pas que ce nom rappelle Port Royal des Champs ? – Je ne sais pourquoi mais enfin cela est ! Une maison, une « mêson » dirait Hector, avec atelier dans le fond & cela deviendra un bazar historique

Page 1 Verso : 2

Sois en ! Nom de Dieu ! (Tu ne peux t’imaginer le plaisir que j’ai à conspuer ce pitre nuageux avec ses deux frères Siamois, aujourd’hui !! Quel dommage que je ne les rencontre pas ! quel sou on ferait en montrant la Sainte Trinité dans une baraque, avec des certificats de docteurs ! – Et les Sociétés Colombophiles qui nous achèteraient le St Esprit !) –

Je ris, mais je suis vexé ; – de tout ! – de toi de moi, des propriétaires. À propos un 3e ! Mon Ami ! un 3e !! rue de Verviers ! Excellente et jolie maison à louer. J’entre : J’peux pas louer avant de savoir si on va pas p’têtre m’espopier ! – Merde !! – – Et voilà dans quelle littérature ces rosses là vous font cheoir ! Note qu’il y a autant de raisons « d’espopier » la rue de Verviers que d’établir la pêche du hareng, au Champ de Mars !! Mais ce crétin là – qui dodelinait de la tête en éructant ses stupidités, comme un lapin en plâtre, me paraissait vivre dans ce doux rêve : « ête espopié !! » – Je lui ai dit après cela que sa maison ne me convenait pas, du reste, que la rampe était en bois blanc (cœur de chêne mon ami !) et que c’était humide partout, (la

Page 1 Verso : 3

maison était sèche comme une vieille fille !! Mais cela le faisait devenir verdâtre. – le propriétaire, & moi, je les aime de cette teinte, les propriétaires vexants. –

Alice te fait des Compliments ! Marie aussi !! Alice a chanté à Tournay avec grand succès, – allons nous musiquer ici, hein ? – Tu vois ta chambre l’hiver prochain ? Un joli feu, un gâteau que j’apporte, le genièvre de Hasselt dont nous nous grogons & des jolies filles au piano ! – Allons il y aura toujours de bons jours pour les nerveux-morveux-sanguins-nazaux comme nous.

Le Chevalier Henri-Ferdinand-Ghislain de Faveaux a sa bonne cervelle de Tolède descendue dans ses pantoufles en tapisserie, – Il passe sa vie à narrer le siège de Maestricht par les sans-culottes, & il fait « boum !!!! » pour imiter la chute des obus. C’est très amusant ! la maison n’est plus tenable : il vous fiche le soir des infusions de « Reine des Prés » pour souper, en prétendant que c’est dieurétique. C’est charmant : Tu rêves que tu es Manneken Piss et tu pisses au lit comme si tu avais trois mois. –

Je finis car bon mon Oncle recommence le siège : il en est déja à la prise

Page 1 Recto : 4

du fort d’Orange au moment où on hisse le drapeau parlementaire. – Et note qu’il est sourd le cher Oncle et qu’il pète, sans s’en apercevoir, ce qui ponctue le récit historique d’une façon crevante. – Et César qui aboie dans la cour. –

Tu vois d’ici, aussi, le bon Thozée : nuit noire – le siège de Maestricht, le vent dans la grande allée, le thé de Reine des Prés & le bruit de l’horloge achetée en 1763. – Bonne couleur, quand je pense à la cretonne de la rue Mosnier, & aux museaux roses qu’elle encadre !

Viens, – Je retourne demain à Bruxelles car je me sens devenir vache ici, & pour un rien je raconterai Maestricht.