Numéro d'édition: 2372
Lettre de Félicien Rops
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Lieu de rédaction
Paris
Date
1886/04/08
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
MRBAB/AACB/003049
Collationnage
Autographe
Date de fin
1886/04/08
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
Page 1 Recto : 1
Paris le 8 avril 1886.
Je t’assure que depuis bien longtemps, je n’ai pas reçu de lettre qui m’ait fait autant de plaisir que la tienne, mon vieux François, aussi tu vois que, contrairement à mes habitude, car on ne change guère dans la vie, je te réponds par retour du courrier !!
– Ta lettre m’a fait grand plaisir, & de la peine aussi en apprenant les tribulations qui sont venues troubler ton bonheur. Que veux-tu ? c’est la loi humaine & éternelle. Tu as une bonne & aimable femme, une jolie petite fille & même une délicieuse belle-mère, tu gagnes assez bien, tu trouves encore moyen de faire de l’art, & tu en feras toujours, parce que tu as un tempérament d’artiste à travers tout ; – tu es donc armé pour supporter les traverses qui ombrent chaque vie. C’est le sort commun. Ton lot est beau, & la Fée des Bons-Hasards a presidé à ta naissance ; ne t’attriste donc pas si de temps à autre la Fée Grognon essaie de gâter l’œuvre de l’autre. Après les rafales, le soleil brille. La perte d’un enfant est une chose qu’on n’oublie pas, mais tu en auras d’autres, & le chagrin s’atténue. Je compatis vivement aux douleurs endurées par ta femme. Léontine après avoir sevré Clairette, a eu exactement la même chose & a souffert horriblement, pendant six semaines. C’est un accident qui arrive souvent, mais qui n’en est pas moins bien pénible à supporter, & des plus cruels qui soient. J’ai hâte d’aller à Bruxelles vous embrasser tous. Tu comprends mon vieux Franz, que si j’étais allé à Anvers, j’aurais été te voir, mais je n’y ai pas mis les pieds ! J’ai toujours remis cette visite à l’Exposition, & finalement je n’ai pas fait le voyage. Moi aussi j’ai eu à pâtir : au mois de juin dernier je suis tombé malade & gravement : j’avais un « diabète phosphateux ». C’est la maladie des gens qui se dépensent trop, de toutes façons, & tu sais que je suis un : « trop exubérant » en tout. On meurt très proprement & très vite de cela, à ce qu’il paraît. J’ai résisté & je suis, sinon guéri, du moins en bonne voie de guérison, & prêt, je l’espère, à faire un tas de bonnes œuvres pour réjouir le Diable & lui causer quelques belles joies.
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Ce n’est pas, par indifférence, que je ne t’écrivais pas, Mon Cher François, rien de ce qui te touche & de ce qui touche aux tiens ne peut m’être étranger, mais je savais que tu étais toujours bien portant & heureux en famille, que tes affaires marchaient suffisamment, & que tu avais exposé un portrait, – de ton père, je crois ; – je comptais aller à Bruxelles, enfin, – & aller prendre moi-même de tes nouvelles, de vive voix, ce qui valait mieux qu’écrire.
Ici, c’est toujours la même maison simple que tu connais, avec les mêmes gens courageux & bons. Clairette est une grande belle fille, qui a toutes les qualités vaillantes de sa mère & de sa tante, & qui a hérité de leur bienheureuse gaieté. La maison ne marche pas mal, l’année pour nous aussi, a été un peu dure, la crise est aussi pénible pour nous que pour toi. Paris souffre comme Bruxelles, & cela est encore plus sensible avec quinze mille francs de loyer. Mais enfin l’on s’en tire. Malheureusement, je crois que nous n’aurons pas longtemps à rester rue de Grammont. Le Crédit Lyonnais qui est notre propriétaire, a besoin de la maison & il reprendra peut être notre appartement. Claire vient d’achever son éducation à Douvres, elle parle anglais comme la reine Victoria, & passe son temps à faire des caricatures de boudinés anglais, lorsqu’il n’y a pas trop d’ouvrage à l’atelier. Justement, les boudinés en pardessus mastic que tu crois que j’ai endossé, avec la réputation.
– Heureusement cette « demi-gloire » ne m’a pas, & ne pouvait pas me changer. Elle est venue à son heure tout simplement. C’est Puvis de Chavannes que je ne connaissais pas, et Gustave Moreau qui ont attaché le grelot, & depuis chacun a carillonné à qui mieux mieux. C’est toujours la même chose, et cela ne m’a donné que plus de mépris pour le gros public, pour tous les publics ! Comme je ne connaissais aucun de nos thuriféraires, on ne m’accusera pas d’avoir cherché, ou payé les réclames. Je vends d’une façon raisonnable, ni très cher, ni à très bon marché, mais je vends tout ce que je fais, & comme mes goûts, & ceux de ma nouvelle famille sont restés d’une modestie relative, nous vivons d’une façon agréable comme toujours.
quand tu viendras nous voir, – bientôt je l’espère, tu me
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retrouveras le même, comme tu m’as quitté. À part les quelques cheveux blancs qui poudrent d’argent mes tempes, & un peu plus de science en art, – car j’ai beaucoup & beaucoup travaillé, tu ne trouveras guère grand changement. Quand tu viendras, n’oublie pas une chose, c’est que à part un lit à l’hôtel, nous tenons à ce que tu prennes tes repas rue de Grammont. – Tâche de venir en mai tu sais que c’est le bon moment pour les Expositions. Sais-tu qu’il y a presque bientôt trois ans que tu n’es venu ? – Tu m’apprendras la façon de faire des décors en bistre sur or, (cela me trotte par la tête ton décor en or & en bistre ;) & moi, je te montrerai un autre mode de décoration qui pourra te rendre grand service à l’occasion, qui est d’une facilité extraordinaire, & qui commence à devenir à la mode ici.
Je grave en vernis-mou (je suis arrivé à faire le vernis-mol comme Mou lui même !) les neuf planches des Diaboliques, – grand format, les planches de Lemerre sont trop petites & ne disent rien. Dès qu’elles seront terminées, je t’en expédierai une série. Je travaille aux Châtiments de Victor Hugo, en même temps qu’aux planches des Diaboliques.
J’aurai peut être à te faire « bazarder » comme tu dis en ex-Parisien que tu es, un dessin avant peu. Je voudrais bien avoir quelques dessins nouveaux en Belgique. Je ne voulais pas exposer la Dame au cochon à Bruxelles, non pas par bégueulerie, mais parceque je trouve cela un vieux dessin, cela ne ressemble en rien à ce que je fais maintenant, j’ai cédé vis à vis des instances réitérées de Maus & de Picard.
J’avais mis de coté pour toi un N° du Matin & un n° du Gaulois, je te les expédie tout de même.
À bientôt mon Cher ami, j’embrasse ma chère cousine de ma vieille affection, elle qui représente un peu pour moi la brave & honnète famille de ma chère mère & que j’aimais bien mieux que ma famille à moi. Je vous embrasse toi, ta femme & ta mignonne fillette, ma petite cousine aussi, tiens ! et
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je l’engage pour la première valse à son entrée dans le monde. Je me tiendrai comme un ramoneur en son honneur !
Tâche un peu vite d’avoir un fils afin que je lui passe mes vertus & ma clientèle : Maison Satan & Cie. – Feignant !!
Bien à toi de tout cœur & bonnes amitiés de la maisonnée.
Félicien Rops
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
Ro Scan, J. Geleyns