Numéro d'édition: 2073
Lettre de Félicien Rops à [Octave Mirbeau]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Octave Mirbeau
Lieu de rédaction
Paris
Date
1886/02/19
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
Mirb/4
Collationnage
Publication
Date de fin
1886/02/19
Lieu de conservation
Inconnu
Aucune image
Paris, le 19 février 1886
Mon cher Ami,
je tiens à vous nommer ainsi, je vous écris au plus vite pour vous dire que je suis bien flatté et bien touché, je ne vous remercie pas, on ne remercie pas pour un acte « de dévouement » comme celui que vous venez de poser dans Le Matin. Ce qui me flatte, c'est que l'article vient bien devous, qui, depuis longtemps, avez ramassé et magnifié les ignorés et les méprisés que foulaient le public, comme Vincent de Paul relevait les abandonnés sous la botte des raffinés de la cour de Louis XIII ; et auxquels, sans peur, vous avez donné l'appui de votre talent et de votre éloquence. – Hélas mon cher Mirbeau, votre pan de manteau de Samaritain ne peut cacher mes plaies et mes faiblesses. Je les vois, je les sens, je les pleure, et à mesure que mes yeux s'ouvrent de plus en plus « voyants » sur la terrible VIE, je me crie chaque jour que je ne suis rien, que je ne sais rien, que je ne peux rien pour la rendre ! – Et il faudra crever n'est-ce pas : sans être arrivé même à faire vivre, pour la pensée des autres, la rotule du misérable chiffonnier qui emporte dans sa hotte mes croquis de la journée ! Et moi, cet impotent et cet estropié, je vais, de par votre article, passer « pour un malin » et l'on nombrera les dessins que vous avez dû recevoir pour faire un tel article, qui est un passe-droit à Mr François Flameng !
Je ne sais pas de quelle façon je pourrai m'acquitter envers vous, mon cher ami, je suis, de par mon impuissance depuis six mois le plus triste des hommes. Je vais dans les Salons et dans les Faubourgs. Un soir dans les hauts fonds de Montmartre et un soir dans les bas-fonds du quartier Monceau
Ah ! les Salons d'artistes arrivés ! Ils se croient du monde et font des manières en truands ; les uns sont échappés des Judenstrasses de « Vrankerourth »
Que je porte tout ce monde en mépris
Vraiment, après tout cela votre article m'a fait bon à la tête et au cœur. On a beau dire et n'en pas croire, on est toujours heureux de voir un ami hyperboler sur vous, sur ce qu'on a tâché, même quand la tâche n'a pas été menée à bonne fin. On sait que tout cela vient d'une sympathie naturelle, d'une même vision des hommes et des choses, du partage des mêmes haines et des mêmes colères, d'un mépris profond et semblable des jugements humains, et cependant : ô faiblesse éternelle ! on est sensible à ce que peut dire aux autres, ce frère en sentiments et en sensations !
Et pourquoi cet enfantillage ? Parce que parmi ceux qui liront les lignes que vous avez bien voulu me consacrer, mon cher Mirbeau, il y a d'autres frères « inconnus ». Les Romains élevaient un temple : Deo ignoto
Depuis six mois je broie du noir à en couvrir les murailles d'une hypogée ! Ah ! Je suis dans une mauvaise passe ! Je suis en pleins diables noirs ! Comme les vieux saints de marbre dont les plaies se rubréfiaient au jour des Morts, je souffre dans mes jours passés et dans ma nullité présente. Chaque année me ramène, au premier printemps surtout, la honte du manque d'action. – C'est le vieux magyar qui se révolte
– Il y a des jours où faire de la peinture me semble faire de la tapisserie. J'ai mon mois « moral » et alors je verserais avec joie, comme Benvenuto
Oui, en sortant de ces salons où celui qui s'appelle « Liebbe » et qui se fait appeler « Munkacsy »
« à l'ombre de l'arbre qu'il a planté » entouré des têtes blondes de ses petits enfants, jouit en paix du fruit de ses horribles crimes ! Ah les pauvres ! Je les porte maintenant dans ma grande âme de chrétien et comme Isis je voudrais avoir cent mamelles de femmes pour les tendre à toutes ces lèvres exsangues !
Pauvres Pauvres !
Heureusement, je vais aux champs pour me laver les yeux de tout cela, et j'en suis revenu de ce matin. Temps délicieux ! et comme il est doux et attendri ce premier baiser du soleil à la terre du Nord. Il y avait là un rouge-gorge qui en savait bien plus long que Massenet
En voilà trop long pour vous dire combien, au fin fond, je suis fier de votre article, mais quand je suis resté longtemps sans vous voir, il me semble que j'ai un tas de choses à vous dire et je me laisse aller à vous raconter tout ce que j'ai sur le cœur, et mon époque m'en met gros !
C'est bien fait, cela vous apprendra à tâcher de faire le bien, vous en attrapez quatre pages de nervosités bien inutiles, et qu'il faudra mettre sur du vent d'Est, en les excusant.
Je vous envoie une bonne poignée de main de déjà vieille amitié.
Félicien Rops
Présentez mes compliments respectueux à Mme Alice
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