Numéro d'édition: 2777
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Léon Dommartin
1839/09/11 - 1919/08/23
Lieu de rédaction
s.l.
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6655/468/198
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Illustration
Lettre illustrée
Apostille
mai 1887?
Page 1 Recto : 1
Mercredi matin
Patatras! Je ne sais plus si je vais à Heyst, ou si je n’y vais pas !! Mon Vieux, les coups de la vie sont effrayants ! on a beau se répéter cela tous les jours, & l’on est toujours abasourdi « tué » lorsque ces coups vous atteignent à l’improviste. Tu as connu chez moi il y a deux ou trois ans Jules Leiris mon élève, un joli blond, nerveux gentil, & du talent surtout. Il était devenu peintre, & je le chargeais de la vente de mes collections de croquis et d’eaux-fortes, moyennant une rétribution que je lui payais en dessins, le pauvre ami n’était pas intéressé, & il fallait le brusquer pour qu’il acceptât. Samedi dernier je le vois une minute au moment où je partais pour la gare de Lyon & pour Corbeil. Je lui avais remis huit jours auparavant la collection de croquis & d’eaux-fortes à laquelle je travaille depuis que je t’ai quitté à Lannion, & qui était l’espoir « de mon automne ». Tu te rappelles que je te quittais en te disant : « J’ai beaucoup dépensé il faut que j’aille faire de l’argent, & travailler dur pendant tout l’Août ». Et j’avais travaillé dur ! – Très dur !
Leiris venait me dire qu’il avait vendu 1800 frs la collection (au lieu de 2000 que je demandais, mais les temps sont durs!) Il n’avait pas
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le temps de me donner d’explications, – j’avais mon sac de nuit à la main & mon chapeau sur la tête, – en me quittant il me dit: « Je vois que vous n’avez que le temps de gagner la gare, je viendrai vous expliquer tout, après demain Lundi. Le marchand est Américain, il donnera 1000 frs tout de suite, le reste après ; vous expliquerai les conventions. J’ai dû passer par là ! Je viendrai à 1 heure, après votre déjeuner. Le bonhomme est honnête soyez tranquille, je le connais, il est de Buenos-Ayres. Demain dimanche je vais canoter à Choisy. Si vous descendez en Seine, nous vous rencontrerons peut être, nous monterons jusqu’à Évry-Petit Bourg. À lundi, j’apporterai une partie de la Bonne Galette : 500 francs pour votre départ & votre voyage en Belgique ; je vous donnerai tous les détails sur les conditions » – Et il file. Lundi pas de nouvelles, Mardi rien ! Hier soir la bonne me monte les journaux que je fais prendre lorsque je vais à Corbeil, & qu’elle avait oublié de me remettre, j’ouvre le Gil-Blas & je lis ceci :
Croquis
Un accident en Seine
Croquis
Deux jeunes gens, M. Adolphe Perrot, âgé de trente-deux ans demeurant, 47, rue d’Angoulême, et M. Jules Léris, âgé de vingt-cinq ans, demeurant, 162, boulevard Voltaire, viennent d’être victimes d’un accident occasionné par leur imprudence.
Croquis
Ils s’étaient rendus à Choisy-le-Roi pour y faire une partie de canot, et ils avaient pris un petit voilier qui, poussé par le vent, filait avec une rapidité prodigieuse. Tout à coup, l’un des deux passagers s’étant levé et appuyé au mât, l’embarcation chavira.
Croquis
MM Perrot et Léris disparurent, et les canotiers, témoins de l’accident, s’empressèrent de venir à leur secours ; mais toutes les recherches furent vaines, et les cadavres n’ont pu encore être retrouvés.
Affreux hein? Je reviens de l’enterrement. Et non seulement je perds un brave petit ami, bon intelligent, dévoué, mais encore toutes mes petites ressources de vacances, car où trouver l’Américain – dans Paris ! – Et si je le trouve, me paiera-t-il ? Quelles sont ces conditions dont me parlait le pauvre Leiris. – Quelle atroce chose ! Je ferais bon marché de l’argent si le pauvre camarade n’était pas resté là dans les herbes de la Seine. Ce coup là me démoralise comme bien tu penses ! C’est incompréhensible : Leiris nageait comme un poisson, son ami a dû s’accrocher à lui, la voile les avait recouverts tous les deux.
Et je ne peux parler de cela à sa femme, pour l’instant, car ce malheureux laisse une petite femme charmante qu’il avait épousée il y à six mois ! Je me trouve vis à vis d’un écheveau à dévider. Mais où le fil ! Perrot savait probablement le nom du marchand & son adresse, & lui aussi est mort ! Enfin j’espère encore, je me faisais une joie de passer quelques jours avec toi &
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ta femme en plein sable & la Fée des Mauvais Jours est venue faire envoler toutes les bonnes Rêvasseries. Je suis bien embêté mon pauvre Vieux !
Je vous embrasse tous
Fély
Et ma malle est là – toute faite depuis hier soir ! Je comptais partir aujourdhui soir pour gagner un jour. Quelle stupidité que le hasard ! S’il n’avait pas fait « grand vent » le pauvre vivrait encore.
Merci pour les renseignements Roquebert.
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR