Numéro d'édition: 2649
Lettre de Félicien Rops
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Lieu de rédaction
s.l.
Date
1875/06/17
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6655/468/65
Collationnage
Autographe
Date de fin
1875/06/17
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Apostille
- rhumatisme ; - demande argent à sa femme
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17 juin 1875.
J’ai failli Mon Cher Vieux, n’avoir plus besoin de tes conseils qui sont toujours bons d’ailleurs, ni d’autre chose ! Le neuf juin, jour de la St Félicien, c’est toujours ainsi que le Ciel se manifeste, j’ai été littéralement foulé aux pieds des chevaux comme l’Hyppolyte de Phèdre. Voici le récit de cet évènement qui eut jeté quelque joie parmi les faits divers de Madoux : Je traversais le quai Voltaire et j’attendais l’omnibus Odéon-Clichy qui me conduit quotidiennement au Café Larochefoucault où je mange des choses qui feraient passer pour de l’ambroisie l’ordinaire du Singe de la rue Francart ; lorsque j’ai entendu des gens qui criaient « qu’un enfant était tombé à l’eau ». N’écoutant que mon courage, dirait Mr Ducros, je « m’élançai » vers l’escalier du pont en ôtant mon paletot, et en regardant, pour m’en garer, – venir sur moi l’omnibus Odéon-Clichy ; – Tout à coup je reçois une secousse atroce dans le dos et je suis jeté à huit pas sous les pieds d’un cheval entre deux voitures lancées au grand trot. J’avais été heurté par le poitrail d’un cheval attelé que préoccupé de l’omnibus, je n’entendais pas venir, & le heurt avait été si violent que j’avais été lancé au loin. – L’un des chevaux des voitures entre lesquelles je me trouvais me passe sur la main ; je retire le bras non sans peine, à temps ! une seconde de plus il était broyé par la roue de la voiture. L’autre voiture m’a effleuré le pied, le bout de mon soulier a été pris ! – le bout de la semelle est coupé ! Avoue
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que je l’ai échappé belle ! – Je suis relevé par un agent de police et un cocher qui me dit : « je croyais bien de vous ramasser en salmis » L’agent confirme le dire comme Pandore. On me conduit chez le marchand de vin au coin de la rue du Bac. En ce moment j’étais persuadé que j’avais le bras droit cassé et la main broyée, la douleur de la main était si violente que je ne sentais plus qu’un fourmillement dans tout le bras, ce n’est qu’après que j’ai eu mal et très mal. – Puis j’ai regardé ma main et quand j’ai vu cette triste main violacée meurtrie, sanglante, j’ai eu le spectre de l’amputation devant les yeux et ma foi les larmes m’ont gagné malgré moi ! – C’était nerveux, mais pas courageux ! J’en avais un peu honte devant tout ce monde, mais que veux-tu je n’aurais pu faire autrement. Et puis j’étais énervé depuis le matin, Paul m’avait écrit deux mots « pour ma fête » sans un mot de souvenir de sa mère, (et en cela elle a tort de ne pas le faire ne fut-ce que pour Paul !) et j’étais dans de tristes dispositions. – Je me suis vu malade, seul, avec ma portière comme garde malade ; – ce dernier accident m’a paru « de trop » et cela m’a gagné & touché. – Je me suis fait conduire chez le docteur Filleau – il m’a rassuré et il n’avait d’inquiétude que pour le médium qui était très meurtri et très enflammé, – je ne pouvais même pas supporter une compresse. Enfin aujourdhui cela va très bien j’en ai été quitte pour quelques jours de fièvre, et après 7 jours de compresses la main s’est dégagée et je peux
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t’écrire avec deux doigts ce qui est suffisant comme littérateur mais ce qui n’est pas assez pour un aquafortiste ! – Ce qui me désole le plus c’est que je suis atteint – outre ce raccroc – d’une très sérieuse arthrite – une arthrite goutteuse – et je vais te charger d’en parler très sérieusement à ma
– Mes lettres ne sont pas gaies Cher Vieux, mais il n’y a qu’à toi que je puisse raconter tout cela ! Ce n’est pas à Liesse à Carlier aux autres ! Je leur écris des banalités parce que je ne peux leur dire ce que je te dis. – Je ne dis même que très peu à Gouzien, (– sa femme dirait que ce qui m’arrive est fort bien ! –) Malassis est parti, je suis seul. Quand je rencontre Herman je dois lui paraître l’homme le plus souriant de la terre et je lui dis : « que tout va bien. » Je ne tiens pas à inspirer la pitié ni me plaindre, mais voici le fait matériel palpable & le résultat de la dernière visite de Filleau :
J’ai une violente artrite goutteuse (je ne dis pas tout ce que j’ai eu ici depuis un mois ½ – pieds enflés & crevassés – herpétisme à l’aîne se manifestant par des espèces de dartres sanguinolentes, du plus vilain caractère & qui eussent pu (si je n’avais été certain de mon passé, faire croire à des reliquats de jeunesse,) enfin un tas de misères jusqu’à ce que la maladie s’est déclarée franchement. comme rhumatisme goutteux ou arthrite goutteuse. C’est un cadeau de mon grand père mais il n’en est pas plus agréable. – Filleau m’a donné sa carte pour le directeur des fumigations d’Enghien et il veut absolument que j’aille prendre des bains de mer chauds. Enfin il faut que je me traite sérieusement. Il ne s’agit plus de plaisanter je peux être cloué dans mon fauteuil pour des années ou avoir
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les doigts tordus par la goutte à ne plus pouvoir m’en servir ! – Comme dans ce cas je n’aurais plus qu’à me faire sauter la tête. il faut éviter ces « extrêmités ».
Dans les circonstances actuelles toute demande d’argent chez moi aurait l’air – ma
– Je ne lui demande rien autre chose ; et il fallait une question aussi sérieuse pour que j’arrive à cela. Mais la situation est très réellement grave. Depuis un mois Filleau m’ordonne des remèdes que
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je ne fais pas – preuve, cette carte pour le directeur des bains d'Enghein, où je n'ai pas été faute d'argent, – je lui dis, par pudeur, – que je fais ce qu'il me dit, je ne peux pas lui dire où j'en suis.
Je ne peux faire de tableaux pour l'Exposition avant d'avoir gagné quelque chose. – Pour toute installation ma
Enfin viens si tu peux & si tu ne peux venir dis le moi tout de suite. Ne te gêne pas pour venir si tu ne dois pas venir.
Si tu viens passe par chez moi & par l'atelier. Il doit y avoir des bottines envoyées chez moi dont j'ai besoin.
Ma main va beaucoup mieux, ce matin j'ai écrit à Paul et j'avais peine à remuer les doigts – aujourd'hui j'écris comme d'habitude à peu de chose près.
À toi je t'embrasse
Fély.
Détails
Support
2 feuillets, 5 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir. En-tête: S.I.A..
Copyright
KBR