Numéro d'édition: 2640
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Léon Dommartin
1839/09/11 - 1919/08/23
Lieu de rédaction
s.l.
Date
1875/02/05
Commentaire de datation
Datation sur base de l'apostille.Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6655/468/56
Collationnage
Autographe
Date de fin
1875/02/05
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Illustration
Lettre illustrée
Apostille
5 Fev. 75 ; midi ; peinture
Page 1 Recto : 1
Mon Cher Léon,
Je t’envoie un grand bout de lettre, à seule fin de te mettre au courant de « mes faicts & gestes ». – D’abord le climat de Monaco excellent pour « les tousseux & phlegmatiques » est déplorable pour les tempéraments nerveux. – Je parle pour moi, je m’y porte fort mal, mon état fiévreux n’a fait qu’augmenter de violence, il règne ici des vents d’Est qui rappellent beaucoup les douceurs de notre lune rousse. À part cela l’aspect est ravissant, & le grand soleil du bon Dieu ne manque pas son entrée. Si j’étais dans de meilleures conditions de santé & dans de plus aimables dispositions d’esprit je serais réellement content de tout cela & satisfait de mes entours, mais je n’en suis pas là malheureusement. – Depuis le 1er Aout, six mois ! je n’ai eu ni un gite ni un lit à moi, et il faut avoir passé par ces choses là pour en comprendre toutes les tristesses & toutes les amertumes. Je travaille, je me suis mis courageusement à peindre ou plutôt à essayer de peindre cette lumière terrible, implacable, presqu’anti-picturale, & mes premières études ne me paraissent pas trop mal. C’est dur mais je crois que j’y arriverai. C’est toute une éducation artistique à faire ! il n’y a pas ici un seul arbre des régions du nord : Ni chênes, ni hêtres, ni bouleaux. Les montagnes de granit clair sont couvertes d’oliviers gris qui ressemblent à des saules, de loin, mais des saules épiques & tourmentés, de loin en loin un caroubier étend ses bras tortus comme pour protester contre l’annexion des Alpes Maritimes. Dans les vallées les maisons à l’italienne dégringolent toits pardessous caves, de terrasses en terrasses, tapissées de bignones en fleurs, flanquées de palmiers et d’aloès, avec des
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balustrades de marbre & des ferrailles d’un blanc tout oriental. Les jardins de Monte Carlo sont de simples merveilles. La Villa Bella où je perche, est la plus élevée de la Principauté, et chaque jour en me levant – 6 h. du matin ! – je jouis d’un effet de mirage bizarre : vis a vis de moi dans les lueurs rouges de l’aube se dresse une île bleue dont on peut compter les pics & les montagnes, on la croirait à vingt portées de fusil : a mesure que le soleil grandit, l’île diminue & lorsque « l’astre du jour » comme dirait Fétis « comme sa carrière » l’Ile s’évanouit. C’est la Corse qui nous joue cette petite plaisanterie quotidienne, qui n’est pas sans charme d’ailleurs. – Blanc est un charmant & sympathique garçon, qui m’a accueilli les bras ouverts, qui les a refermés & qui ne veut pas me lâcher. Je me laisse faire. Ma vie est simple : d’ordinaire, je pars à 7 heures du matin avec mon déjeuner dans mon sac & ma gourde, car tu trouverais plus facilement des roses sur le crâne de maréchal que de l’eau n’importe où, dans tout le midi ; – Le Paillon est le modèle des fleuves, comme Léopold est le modèle des Rois, – il règne & ne coule pas ; – Dans les « albergos » on t’offre du vin de pays qui ressemblent à du rhum mêlé de cassonade, – vous avez soif immédiatement après en avoir avalé un petit verre, c’est excellent sous ce rapport. Ajoute à cela que les « albergos » sont rares et uniquement institués pour les bons moines moinillant ici comme en plein quinzième siècle, besace au dos et panse au ventre, – chauffant leurs puces au soleil, bénissant les mécréans, quêtant la dîme, chantant pouille au diable & ne faisant rien autre chose, pour leur salut. – Donc à 7 heures je pars, – Je me campe devant des mers de vrai azur et je peins jusqu’à trois heures ;
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Je rentre, je me débarbouille & nous dînons. après le dîner nous allons faire un tour au Casino à 11h. on se couche, voilà ; et cela recommence le lendemain. – J’ai commencé il y a deux jours ma première grande étude : La baie de la Grotte & le cap Martin, à Monaco. – Je compte faire une « Récolte d’olives » Rien n’est charmant comme ces bois d’oliviers, mystérieux comme les bois sacrés des temples grecs. C’est gris, fin, nerveux et distingué. C’est plutôt ici un pays de dessinateurs qu’un pays de peintres et Dubois irait de Fréjus à Vintimilla sans trouver place pour son vermillon & sa laque de garance ; les orangers le plongeraient dans des mélancolies graves. Tout y est réellement noble – de forme, et lorsque l’on regarde bien je t’assure que la mer bleue est belle à peindre, – d’abord elle n’est pas bleue, elle est plutôt verte que bleue, mais elle est belle. – quand tous les coloristes en disent du mal c’est qu’ils ne savent pas la peindre, voilà tout, & je connais la partie !
Enfin je vais essayer, je travaille dru, et tu verras que je rapporterai d’ici quelque chose. Donne moi des nouvelles de ma maison, – j’écrirai à Paul, mais je remets toujours cette lettre difficile à écrire au lendemain ; va chez eux et parle-leur de moi un peu – pas trop, pour ne pas ennuyer Charlotte. – Elle doute de la profonde affection que j’ai pour elle, elle me croit plus coupable que je ne le suis réellement, et elle est dans son droit. Peut être me sera-t il donné de réparer bien des torts, – j’espère beaucoup du temps & un peu de moi. –
La pièce de
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Je ne sais ce que je vais faire et combien de jours je resterai encore ici. Cela dépendra de mon travail. Si cela marche je resterai encore une quinzaine de jours au moins.
Croquis
Je t’envoie la tenue peu convenable du nommé Caroubier – feuillage persistant vert foncé feuille :
Croquis
Amitiés à ta mère.
Je t’écrirai encore écris-moi – à toi
Ton vieux qui t’embrasse
Fely
Si tu trouves La dot de Suzette de Fiévée envoie la moi sous enveloppe.
Quand tu verras Émile Hermant gronde le de ma part pour tous ses bavardages stupides & ridicules. –
Détails
Support
1 feuillets, 4 pages, Quadrillé (quadrlllage carré), Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR