Numéro d'édition: 2130
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Léon Dommartin
1839/09/11 - 1919/08/23
Lieu de rédaction
[Paris]
Date
1878/11/20
Commentaire de datation
Datation sur base du cachet postal d'envoi.
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6714/24
Collationnage
Autographe
Date de fin
1878/11/20
Cachet réception
1878/11/20
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
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Longue lettre ! Mais lis-là c’est bien la dernière sur ces sujets là !
Mon Vieux,
Je suis heureux de te savoir encore mi-vibrant. – Mais je n’ai jamais entendu raisonner avec un aussi complet manque de logique !! Tu me dis très justement que tu manques d’initiative & qu’il est bon que ceux qui t’aiment, en ayent pour toi, seulement tu oublies que lorsqu’on en a pour toi tu es absolument résistant & rechignant – ce qui fait que tu n’as d’initiative qu’en sens inverse. Tu sais si j’en ai eu, pour la petite Marie ! parce que c’était à mon avis une femme inespérée étant donné ta situation. Tu viens, je vous abouche, tu la vois, tu vis deux jours avec elle, je te mets au courant de tout, tu étais sympathique à la jeune fille, tu avais pour l’ouvrière parisienne le prestige d’être bon garçon dans les paysages, puis d’être « un auteur » c’était fait. Tu repars : plus signe de vie !! même pas de galanterie ordinaire, – il a fallu que je te scie pour lui envoyer un feuilleton, pendant trois semaines, & que je t’écrive trois lettres. – Bon, je rafistole – comme je le peux !! – les choses, nous nous trouvons à Heyst, tu me promets de venir en octobre, je t’écris, je deviens même sciant tonnant
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tu me réponds une lettre de notaire, que les choses ne se faisaient pas ainsi etc etc que tu avais peur de ceci, peur de cela & que tu ne pouvais pas épouser « au hasard » !
– Quand il n’y avait pas de hasards du tout, parce que tu admettras bien que si je te conseillais la Chose, c’était à bon escient & que je me connais en femmes & en situations. Très sérieux dans ces choses là. Puis tu arrives en janvier ! Trop tard naturellement, trop tard !
Si tu prenais une femme d’abord & si tu allais en Italie avec elle cela me paraîtrait plus sage & le vrai ? Quand tu reviendras d’Italie & des « villes Hanséatiques » la bonne Emma Rops sera probablement mariée, avec un homme d’un certain âge, qui habite Leuze & qu’elle hésite à prendre parce qu’elle éprouve peu de sympathie pour lui, je tiens ces renseignements de son frère. Puis tu te trouveras en face de cette situation qui est encore plus illogique que ta conduite :
Je dois aller à Paris – Racine de la proposition. Pour aller à Paris, il faut que je me marie. Je ne peux me marier en Belgique. – (Emma étant mariée à moins d’épouser Nelly Popp je ne vois pas beaucoup de femmes qui seraient tentées de t’épouser, connaissant les Belges femelles & leurs idées.)
Je dois donc me marier en France. Pour aller en France, je dois me marier en Belgique ! – Ergo je reste en Belgique : R.I.P. C’est fantastique tout à fait mais c’est absolu.
Tu iras en Italie l’an prochain stupide animal que tu es ! fais ta vie établis ton foyer puisqu’il t’en faut un !
Tu trouves toujours le moyen de partir, très loin même, pour des choses absolument inutiles
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sur l’heure, – & tu refuses toujours un bout de voyage de Paris lorsqu’il s’agissait de la tranquillité & du bonheur du morceau de vie qui te reste à passer : vingt ou vingt cinq ans en te faisant « en nous faisant » bonne mesure !
– J’enrage quand je songe que tu as raté la petite Marie, une petite femme que tu ne retrouveras jamais, le bonheur réel, là, dans ta main pour aller retrouver Dupont à Londres !!!! Est-ce assez idiot !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
« Nécessaire ! Mon Cher Ami, impossible à remettre !!! Dupont m’attend. promis !!! » Voilà ta lettre & pendant que tu allais ramasser ce caillou anglais le diamant français te glissait dans les doigts !
Ah ! tu es une jolie épreuve de bon sens retourné, comme disent les imprimeurs qui ont mis leurs planches à l’envers !
Ta « courrerie » « ton vagabondage » sont choses fort agréables & je m’en paie à l’occasion, mais je ne m’en paierais avec plaisir que si ma maison, mon coin, n’étaient là, à mon retour ! Fais ce coinimbécile ! Avant tout puis tu iras d’ici, l’an prochain où tu voudras & on te paieras pour cela, au lieu de devoir payer sottement pour être triste Si tu étais d’un autre caractère je comprendrais ce piétinement de vieux caniche :
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reposant & reposé. Tu aimes tout cela, les bonnes filles à tétons, & jolies à voir chez soi les pieds sur les chenets et qui se deshabillent
Tu vas donc continuer sans interruption cette vie bête : de Roddaz & le bordel. et des fugues en Italie ou en Espagne de temps à autre pour retomber dans de Roddaz et le bordel au retour. Quand tu auras écrit trois lettres dans la Chronique datées de Civetta Vecchia, ce qui te feras quelqu’honneur près de l’abonné de Soignies, tu seras bien avancé ! Tu me dis que si je t’avais envoyé le prétexte à l’entrevue de Sallezinnes, cela serait fait maintenant, mais non, cela ne serait pas fait !! Te fourres-tu dans le toupet qu’il est une jeune femme à qui tu dirais : « Vous me plaisez beaucoup, nous nous marierons, je m’en vais en Italie ! » Elle te flanquerais à l’air & elle aurait raison. Elle dirait ce Monsieur ne m’aime
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pas ! et le « Mr de Leuze » n’ira pas en Italie. mais il épousera et il aura chez lui une belle, bonne & adorable femme pour sa vie durant & consommera ton 20e ratage !.
– C’est net, ce que m’a répondu la petite Marie lorsque je lui disais : Vous savez que mon ami Léon est toujours amoureux de vous & qu’il va revenir : – s’il était amoureux de moi il serait ici à Montigny depuis 10 jours. – Nous étions en Aout et tu et tu n’étais parti que depuis un mois ! mais Dupont attendait !
Je sais bien tu n’en étais pas amoureux pas plus que tu ne seras amoureux d’Emma qui est bien jolie cependant, mais il faut le paraître n. de Dieu !!!! – Tu ne te mets jamais dans la peau de la jeune femme !! – On peut faire tout s’en aller revenir & se moquer des femmes lorsqu’on a vingt cinq ans & une moustache noire en croc ! à nos âges quand on a l’air froid on a l’air très vieux, & c’est surtout à nos âges qu’il faut avoir l’air empressé & amoureux !! et jeune ! & ne pas négliger un détail. À ce prix on peut encore plaire & être aimé.
Mais où vas-tu mon pauvre vieil astrologue aux étoiles, et bon toutou lâchant la proie pour l’ombre, éternellement !!!! & sans même saisir l’ombre ou se contenter de sa vue ? – Si tu n’es pas à Paris marié en octobre tu n’y viendras jamais. C’est moi qui te le dis, il te reste juste le temps de chercher une femme & de l’épouser, sans perdre un jour ! Car il faut faire la cour à nos âges & plaire naturellement ! – Puis C’est moi
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remettrais tout cela à l’an prochain après avoir fait crée établi mon bonheur. Ton voyage d’Italie (on va à Naples pour 150 frs, d’ici tous les mercredis si on veut) te coûtera aussi cher que le voyage « besoin de Dupont ». Et c’est le chant du cygne Mon Vieux ! À ton retour je t’engage à louer un appartement dans cette intéressante ville de Bruxellesà vie, et comme tu ne te marieras pasce qu tu passeras une fichue vieillesse, nonobstant les voyages dérivatifs, de l’emmerdement dans lequel tu vivras : de Roddaz le gigot de mouton, – le bordel et la Chronique. – Capelle de temps à autre pour alterner avec le reste. Une vie que je ne souhaiterais pas à mon singe. Seul, car ta mère est agée & si tu ne perds pas tes habitudes errantes & tu ne les perdras pas car ce sera ta consolation tu ne pourras garder ta fille pour la laisser au logis, exposée à tout. Tu seras forcé de la faire vivre avec des sots qui la gâteront. Et elle profitera de cela pour se marier avec un Monsieur qui passera par Spa ou par Anvers. Voilà ce qui t’attend & ce qui sera car tu es incurable d’indecision & de veulerie. Le voyage te charme comme moi, mais
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retour de la longue promenade sous bois ou sur les côteaux – de voir de jolies filles gaies les beaux bras blancs troussés, le vin frais sur la table mise sous les grands arbres tout cela vaut bien quelque chose & je ne me repens pas.
Juge un peu s’il s’agissait de mon foyer & de mon bonheur à établir, mais j’eusse refusé d’accompagner gratuitement le prince de Galles dans l’Inde, ce que Zichy a fait pour les yeux de Mary. Aussi Mary est restée avec Zichy & c’est le charme la joie, l’ivresse de son âge mûr.
Que veux-tu ? Je trouve depuis un an que tu manques de sagesse comme si tu avais quatorze ans et par sagesse j’entends ceci : définitions de F. Rops :
Sagesse – Esprit de conduite qui vous fait éviter les choses qui vous empêchent de faire des folies.
Folie – Action agréable qui fait votre bonheur personnel mais qui n’est plus une folie du moment où elle peut entraver ce bonheur par ses résultats ou ses conséquences. La Folie alors n’est plus qu’une sottise.
Je détache ces pensées de mon Ropsiana intime – médite !
Or je ne sais pas si tu faisais des
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avant cette année ci, mais depuis un an tu ne fais que des sottises, de cela je réponds. – Es-tu plus avancé depuis un an dans ton bonheur ? Réponds ! – L’an prochain tu pourras te faire la même réponse. Et par ta faute !!!!
Ne me réponds pas à tout cela, tu trouverais foule de raisons comme tu en as trouvé trois mille pour excuser la sottise qui t’empêchait de revenir épouser & aimer la petite Bonvalot. Tu l’aurais dans ton lit maintenant & je t’assure que j’aimerais mieux à ta place baiser ses deux jolis tétons que la mule du pape. et voir sa chute de reins que la chute de Tivoli. Je suis comme cela moi Le vrai ! – Quand j’ai rencontré Léontine qui devait mettre tant de bonheur & tant de vraie joie dans ma vie j’allais à Venise et j’avais dans ma poche le prix de mon voyage encore. Je me suis dit : on va toujours à Venise, le lion de St Marc m’attendra, & il m’a attendu ! mais cette belle bonne & charmante fille au cœur joyeux de Tourangelle ne m’attendra pas et elle aura raison.
Et je ne suis pas allé à Venise, ce
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était une folie mais pas une sottise. Et si j’avais été à Venise je serais maintenant très malheureux – Pas rateur moi, Carpeur de Diem ! Ce que tu n’es malheureusement pas. Sois Carpeur de Diem !! Crois moi & dans trois mois tu viendras dîner sous le Salix Babylonica avec une bonne fille qui sera ta femme, & à laquelle tu montreras l’Italie, en échange elle te montrera le téton des Déesses, chose qui nous est nécessaire pour reposer nos bonnes têtes d’artistes. Mieux que la Coupole de St Pierre cette coupole là. Ah si j’étais à ta place !
À toi de cœur. t’écrirai demain je ne relis pas c’est trop long.
Fély
Croquis
Place communale – Église – Mairie – rue de Montlignon menant au château de la Chasse – route de St Prix – remise – cour – maison – jardin – Salix Babylonica – ruisseau de la Chasse – Potager – porte allant au bois – Fort de Montlignon – Bois de Montmorency
Je croyais que tu avais remis ton voyage pour t’occuper de te marier avant tout ! Pas du tout ! Comment peux-tu voyager tranquillement dans cette position de corbeau sur branche ?
Détails
Support
3 feuillets, 11 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR