Numéro d'édition: 2072
Lettre de Félicien Rops à [Octave Mirbeau]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Octave Mirbeau
Lieu de rédaction
Corbeil-Essonnes, Demi-Lune
Date
1885/11/01
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
Mirb/3
Collationnage
Publication
Date de fin
1885/11/01
Lieu de conservation
Inconnu
Illustration
Lettre illustrée
Aucune image
La Roche-Claire, 1er nov 1885
Mon cher Mirbeau
je reçois « la France » où vous avez parlé si clairement des dessins de Maurice Leloir – qui sont d'ailleurs bien ce qu'il y a de plus hideusement agréable à voir au monde ; et où, poussé par une sympathie qui me rend très sincèrement fier, vous me faites violemment sortir d'une obscurité dont je me suis fait presqu'un dandysme en haine de toutes les popularités. Quoi qu'il en soit, vous voilà mon pauvre ami Octave Mirbeau, avec un génie sur les bras et c'est lourd ! car à part les phénix dont la large envergure tourne dans l'azur, les génies de ma race avortent presque toujours, sans pouvoir s'élever au-dessus des cheminées, dans cet air d'une densité si favorable à l'aileron de Mr Meissonnier et des oiseaux de bas vol. Enfin, c'est affaire à vous, je ne peux que vous en savoir gré, et cela me flatte fort au fin fond allez ! Je ne sais pas trop ce qui se passe en moi ; j'ai le désir de choses hautaines, comme les alouettes au premier printemps : je bats le toit de ma cage mais si elle s'ouvrait, je ne ferais, comme elles, qu'une piètre envolée pour retomber dans la boue du chemin. Puis j'ai eu jusqu'à présent quelque pudeur à montrer aux gens mon « moi » intime. J'ai fait des dessins les uns stupides, les autres graveleux, en mépris de ce public, « sa face» comme je l'écrivais il y a quelques jours à un Mr qui faisant un livre sur les « » venait me demander des « détails biographiques ». – j'ai caché sous une défroque de foire mes simples vêtements de forme antique, solides à l'user, que je tiens de mon père et dont je ne veux pas voir ricaner les foules.
Enfin je vous remercie mon cher Mirbeau, du courage dont vous donnez preuve, mais vous en pâtirez, comme on pâtit de tous les courages, car il n'y a que les faiblesses de toutes natures qui soient décorées et récompensées.
J'ai raté vos dessins et je les recommence. Je vous l'ai dit d'ailleurs : je suis dans une mauvaise passe. À certaines époques, pareil aux portraits des martyrs qui versaient des larmes chaque année, au jour des morts, je souffre en mes deuils passés, et le néant aux yeux vides a pour moi de singuliers sourires. Et à tout cela vient toujours s'ajouter l'amer sentiment de l'inanité de l'art que je fais, que nous faisons. Il y a des nuits cauchemardées où il me semble que Mr Carolus Duran, – Carolus la moutarde ! – m'entraîne à sa suite ! Je danse, en rêve, avec tous les squelettes des faux grands hommes : faux Velasquez, faux Rubens, faux Véronèse, faux Tout ! Je vois petit à petit les collets à palmes vertes s'avachir sur les clavicules, – les quatrièmes côtes cèdent et abandonnent les thorax chargés d'honneurs. Aux premières lueurs de l'aube d'hiver, les Académies et les Instituts s'effondrent et tout cela s'efface dans le gris de l'Éternel oubli. – Je m'éveille blafard, regardant si – ô honte ! – Mr Grévy,n'a pas profité de la nuit pour me coudre sur la peau une rosette d'officier et tremblant d'entendre le domestique en livrée de Mr Jacquet me dire : « J'ai l'honneur de prévenir Monsieur que le modèle de Monsieur attend Monsieur » !
Heureusement l'automne est là et me console. J'ai passé quelquefois les mois d'été dans les villes, je n'y ai jamais passé l'automne. C'est une visite d'excuses que je fais à la Nature pour m'être quelquefois éloigné d'elle.
Elle ne m'en veut pas et me donne tout plein de bons conseils : « Défie toi des hôtels et des hôtes du parc Monceau me dit-elle, vois comme je suis blonde jusqu'à mon dernier soleil, et les belles taches en valeur que fait la bête humaine sur mes fonds attendris ; c'est bien à toi d'être ici petit, et la place est bonne. Tous mes anciens amoureux sont morts, c'étaient de braves gens à qui Mr Goupil ne faisait pas de pension et qui au déjeuner mangeaient une croûte de pain, arrosée d'un coup de vin du Gâtinais assis sous la ramée de mes forêts ; mais ils m'aimaient bien et me faisaient de belles déclarations en bonne langue. Ils s'appelaient Millet, Daubigny, Barye, Rousseau. Reste à leur place, cela vaut mieux que d'applaudir dans les couloirs du ministère aux bons mots et aux ingéniosités de Mr Turquet glorieux beau-père du glorieux Flameng, fils de son père plus glorieux encore.
À bientôt mon vieux ami, car vous l'étiez depuis longtemps. Très jeune j'ai dédié mes premiers dessins non pas aux Dieux, – mais aux amis inconnus. Vous étiez de ceux-là et des premiers ! Cette année qui s'en va m'a apporté, comme toutes les années, des tristesses et des joies : parmi celles-ci je mets en bon souvenir, celle de vous avoir connu par notre ami Rodin – un grand artiste celui-là – il y en a bien six ou sept en comptant bien en France. – Je vous remercie d'associer mon nom au vôtre, et je tâcherai de ne pas trop vous faire honte. Si j'aboutis à faire ce que je voudrais faire ou plutôt ce que je voudrais rendre.
Bien affectueusement à vous d'amitié,
Félicien Rops.
Détails
Support
.