Numéro d'édition: 2275
Lettre de Félicien Rops à [Edmond Picard]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Edmond Picard
1836/01/01 - 1924/01/01
Lieu de rédaction
Paris
Date
1878/03/18
Commentaire de datation
Le quatrième paragraphes de cette missive sera reformulé au sein d'une lettre de Rops à Théo Hannon qui reste probablement l'une des plus illustres de l'auteur qui porte le titre "Notes pour servir à l’histoire artistique de notre temps". Voir : inv. ML/00026/0188. – N° d’édition : 2068.
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
ML/00631/0009
Collationnage
Autographe
Date de fin
1878/03/18
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature
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Mon Cher Monsieur,
Je suis réellement confus de ne point avoir répondu à votre si gracieuse lettre, le jour même de son arrivée, mais je comptais être à Bruxelles le quinze mars & aller moi-même vous porter ma réponse de vive voix. Puis, depuis dix jours, je suis la proie d’un oncle, – le plus terrible des grands oncles, – qui ne me laisse pas une minute de répit. Il n’avait pas vu Paris depuis le temps où il se promenait avec ses amis Pierre Guérin, Legouvé père, & Romieu aux Galeries de Bois ! Il lui a fallu tout voir & revoir, pénétrer dans tous les dessous, & se hisser sur tous les dessus de Paris ; et il est si aimable homme qu’on ne peut rien lui refuser ! À force de réminiscences & de bons propos sur la Restauration, moi aussi j’ai fini par me croire en pleine « Jeunesse Dorée » je prenais Croizette pour Mlle Mars, Coquelin pour Brunet, Capoul pour Elleviou, Grevin pour Carle Vernet & Daudet pour le vicomte d’Arlincourt. Je marchais cambré, lacé dans un spencer imaginaire, comme si j’eusse été Mr de Martignac lui même entrant au Café Procope ! Enfin me voici revenu de ce voyage retrospectif, & je profite du premier moment où je me retrouve pour vous dire combien j’ai été sincèrement touché de toutes les bonnes paroles que vous m’avez adressées, & je ne les oublierai pas croyez le bien. Notre « métier d’artiste » serait trop agréable à exercer si nous rencontrions souvent sur notre route des gens de votre caractère qui voient les choses de haut, d’un œil clair & bienveillant. Je suis bien heureux de vos éloges, mais je ne les reçois qu’à titre d’encouragement, – non pas que je veuille faire parade de modestie, la mienne est une bonne fille qui se laisse faire des bleus sans
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trop crier, mais je hais les hypocrisies de quelque nature qu’elles soient, même celles qui ne cachent que des vanités & des amours propres. Je crois & je suis même certain, n’avoir pas fait grand chose jusqu’ici, mais on m’attristerait fort en me disant que je ne deviendrai pas quelque jours un bon artiste ayant rendu vaillamment, courageusement certains aspects de la physionomie de notre temps. Pourquoi ne ferais-je pas aussi bien qu’un autre ? J’ai une bonne santé physique & morale la volonté de bien faire, je vois bien visiblement devant moi la route à suivre, car j’ai une foi en art, ce qui est beaucoup. Je suis arrivé à un âge que je trouve fort agréable dans la vie, parceque ayant vu à peu près tout ce qu’il faut, & ce que l’on doit avoir vu, pour asseoir son jugement sur les choses, & régulariser sa vision sur les êtres ; je ne suis ni blasé, ni fourbu ni fatigué, que j’ai toutes mes dents, les reins assez solides pour porter une œuvre, & un si grand amour de la vie qu’il me semble chaque matin que je viens de naître.
Vous voyez que je ne suis pas modeste Mon Cher Monsieur Picard, & je vous demande pardon de vous parler de ma petite personne & d’employer aussi souvent le « Je » haïssable » ; mais ne vous en prenez qu’à vous même de cet intempérance de language personnel. Vous m’avez manifesté si aimablement l’intérêt que vous me portez, que je ne peux faire autrement que de vous dire l’intérêt que je me porte à moi-même, & vous raconter mes ambitions. J’en oublie presque ma « Tentation de St Antoine » ! J’avais prié Francois Taelemans de vous montrer ce dessin parceque je ne connaissais que deux amateurs assez indépendants d’esprit pour accepter un dessin qui souleverait dans le gros public une vive réprobation : vous & Mr Ashbey de Londres. J’ai été très satisfait d’apprendre que « la Tentation de Saint Antoine vous plaisait & que vous ne vous laissiez pas trop émouvoir par les hauts le corps des timidités effarouchées. Ce pauvre dessin, il n’avait guère été compris ! & l’on ne voulait voir qu’un dessin « léger » là où j’avais voulu mettre autre chose. Voici à peu près ce que je voulais faire dire au bon Antoine, par Satan (un Satan
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en habit noir, un Satan moderne, représentant l’Esprit éternellement Lutteur :)
« Je veux te montrer que tu es un fou, mon brave Antoine, en adorant tes abstractions ! que tes yeux ne cherchent plus dans les profondeurs bleues le visage de ton Christ, ni celui de tes Vierges incorporelles ! Tes Dieux ont suivi ceux de l’Olympe ; la paille de ton petit Jésus n’est plus qu’une fumier gerbe stérile, le bœuf & l’âne ont regagné les grands bois et leurs solitudes loin de ces hommes qui ont toujours besoin d’un Rédempteur. Mais Jupiter & Jésus n’ont pas emporté l’Éternelle Sagesse, Vénus & Marie l’Éternelle Beauté ! Mais si les Dieux sont partis, la Femme te reste & avec l’amour de la Femme l’amour fécondant de la Vie ». Voilà à peu près ce que disait mon Satan malheureusement un Satan en habit noir eut encore moins été compris & j’ai dû le remplacer par un Satan de fantaisie, ce qui est plus banal.
Avant tout, je voudrais peindre notre époque : Je crois que parmi les artistes ceux là seuls restent qui sont les enfants reconnus d’une époque, & qui en ont rendus les tendances. Quand je dis qu’un peintre doit peindre son temps, je crois qu’il doit peindre surtout le caractère, le sentiment moral, les passions et l’impression psycologique de ce temps avant d’en peindre les costumes & les accessoires. Ces choses-ci jouent certainement un rôle fort important dans le rendu des scènes de notre vie, il les faut étudier & les savoir à fond ; mais on ne me persuadera jamais qu’une dame lisant une lettre (en robe jaune), qu’une demoiselle contemplant un magot japonais (en robe bleue), qu’une petite fille (en robe blanche) regardant s’il va pleuvoir & si elle doit prendre son en-tout-cas pour aller au Bois, qu’une bonne personne (en robe de velours) s’admirant dans une glace, constituent les côtés les plus palpitants & les plus intéressants de la « modernité » pour me servir d’un gros mot bête qui ne signifie rien. D’autant plus ! que la dame, la demoiselle, la petite fille, & la bonne personne n’ont pas été prises sur le fait mais sont amenées à cent sous la séance dans l’atelier, revêtues de la
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robe jaune, bleue, rose, blanche ou de velours pour représenter des femmes du monde pour les gens qui n’en ont jamais vu ; tandis que dans leur vraie vie ces honnêtes créatures sont danseuses à Bullier le soir & crient « la violette à deux sous » pendant le jour. – Je veux bien qu’en revanche les robes sont des merveilles d’exécution, qu’on prendrait le thé avec le magot du Japon & l’en-tout-cas avec la main. Mais la Vie, la Vie Moderne la « MODERNITÉ » où est-elle ? Et l’on a là, à quatre pas de soi, autour de soi, partout, dans le Salon, dans la rue la vraie vie moderne qui crie, rit, s’amuse, se tue, étale au soleil ses dorures et ses haillons, ses joies & ses douleurs, avec sa physionomie nerveuse & surmenée qui n’appartient à aucune autre, où la préoccupation d’argent & le travail intellectuel exagéré accentuent les masques & flétrissent hâtivement les joues roses. Et on ne rend pas tout cela ! Heureusement que les peintres sont avec les ténors de Salon & les directeurs de cotillon, les plus sots des êtres sans cela ils comprendraient qu’il est aussi difficile de faire un civet de lièvre avec un cochon d’Inde que de faire naître, dans une génération un art vivant qui n’en soit pas l’expression absolue. Et cela est absolument vrai, et même dans les peintures les plus fantaisistes, voire même « historiques ». Les gens qui transpirent pour arriver à faire de, vrais Romains & de vrais Vénitiens m’amusent ! lorsque au bout d’un demi-siècle, on a oublié la façon dont Fleury, à la Comédie Française portait son épée en verrouil, & que nous ne pourrions plus saluer une femme avec notre chapeau d’il y a trois ans ! C’est un art qui repose sur le mensonge & le mensonge cuistralement prétentieux. Tous les grands maîtres ont été de leur époque. Jamais ils ne se sont particulièrement occupés du « costume historique » Memling & Van Eyck habillent leur Christ avec le costume de leur temps & Rembrant fourre ses héros dans toutes les friperies qui lui passent par la tête & par les mains. Rubens les drape somptueusement dans les grands manteaux du seizième siècle, & ses saints & ses martyrs sentent les héroiques matamores de la Renaissance. Quant à Véronèse c’est plus simple encore : Il réunit ses amis, leur donne à dîner & cela devient les noces de Cana.
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Et comme les artistes qui pour flatter certain goût du jour ont suivi cette prétendue voie de « réalité historique » en sont punis ! Je connais un tableau de Leys dont on ne veut plus parceque l’on a découvert que les archers de la Compagnie de Saint Georges, portaient le surcot jaune au lieu du surcot rouge ! –
Si l’on me donnait un Balzac à illustrer j’en serais fortement embarassé ! Je ne vois pas la duchesse de Maufrigneuse & est ce que je connais Rastignac ? est ce que ces gens ont nos idées, nos mœurs. J’ai relu tout Balzac dernièrement & à part quelques livres simples & grands : Ursule Mirouet, Eugénie Grandet la cousine Bette, cela me faisait l’effet d’une lecture d’un auteur du 18e Siècle, comme archaïsme. Musset (sur lequel je m’escrime) est différent c’est un fantaisiste féroce qui s’est moqué de toute époque & de toute « Couleur locale ». & Nous pouvons faire comme lui. Si je ne pourrais rendre les femmes de Balzac, je réponds de celle qui passe là, celle de mon temps, ma sœur en défauts & en qualités, je la peindrai depuis le Museau noir de ses bottines à bouffettes jusqu au lobe rougi de son oreille, & ceux qui viendront après nous, ne la feront pas ! Ils ne comprendront rien d’elle, ni ses robes, ni ses folies ni ses passions, ni ses vertus. Demain cette figure de femme cette physionomie d’homme d’aujourd’hui seront de l’histoire. Remplissons donc nos cœurs & nos esprits des idées & des images de notre temps, & l’art que nous cherchons sortira de ces tâtonnements inhérents aux époques d’enfantement. Je suis un peu honteux, Cher Monsieur, de tout ce bavardage à plume courante, mais quand je parle d’art & de mes croyances artistiques, je grimpe sur mon dada & il galope comme s’il sentait son avoine. Puis en ces matières vous avez déja prouvé votre sentiment & bien mérité de ceux qui luttent pour les idées nouvelles – en art comme en politique. Il me semble que j’écris à un ami de vieille date, un de ceux avec lesquels on discute non plus sur les principes, mais sur des nuances. Les Romains élevaient un temple aux Dieux Inconnus, – je voudrais faire une belle œuvre & la dédier : À mes amis que je connais pas.
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Puis, votre appréciation m’a fait d’autant plus de plaisir que l’on ne m’a pas gâté en Belgique ; – j’ai pensé un peu trop à mon aise labàs, & je parlais de même, personne à mon avis ne valant la grimace d’un mensonge. On m’a fait repentir de mon libre parler & de ma franche allure & j’ai compris tout l’avantage d’une bêtise silencieuse doublée d’une tenue grave & d’un aplomb imperturbable. J’ai semé l’antipathie comme le petit Poucet semait des cailloux. Je porte allégrement le poids de ces méfaits, & malgré tout je reste un Belge indécrottable. Je prefère que mes dessins aillent en Belgique qu’ailleurs, & à ce propos j’ai a vous remercier d’avoir bien voulu me trouver des amateurs. Je ferai de mon mieux pour les contenter, car je voudrais être plus connu à Bruxelles. – Dès mon arrivée en Belgique j’aurai le plaisir de vous faire visiter. L’Attrapage n’est pas terminé & je voudrais le finir. Je peins beaucoup maintenant & j’espère vous montrer bientôt le résultat de mes études.
En attendant Mon Cher Monsieur
Acceptez l’expression de mes meilleurs sentiments.
Félicien Rops
Paris 18 mars 1878
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
AML
Commentaire de collaboration
Installé depuis 1686, le Café Procope est le plus ancien café de Paris. Au cœur de Saint-Germain-des-Prés, ce restaurant a accueilli des figures littéraires et artistiques de renom : Voltaire (1694-1778), Rousseau (1712-1778), en passant par Diderot (1713-1784).
Le bal Bullier était une salle de bal créée à Paris dans les années 1840 par François Bullier (1796-1869), un ancien employé du bal de la Grande-Chaumière. L’établissement aurait fermé ses portes définitivement vers 1940.