Numéro d'édition: 2126
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Léon Dommartin
1839/09/11 - 1919/08/23
Lieu de rédaction
s.l.
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6714/20
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Apostille
1882
Page 1 Recto : 1
Mon Cher Vieux,
J’allais t’écrire « que je ne t’écrivais pas » parceque après avoir relu attentivement ta lettre j’ai trouvé qu’il n’y avait rien à repondre à cette manifestation de désirs enfantins ornées d’objections plus enfantines encore. Je t’avais d’ailleurs dit dans ma lettre que je connaissais d’avance la vieille & antique série de ces objections & de toutes les puissantes raisons que tu invoques d’habitude, quand tu as envie de prendre l’air : « besoin moral » « souffrances physiques » etc etc. – Je me suis trouvé sot au premier chef de te parler : « âge mûr » « vide & sottise de ta vie » & je commence à croire d’ailleurs avec le bon de Roddaz que ce vide & cette sottise font tes délices, & que tu mourras rédacteur de la Chronique dans quelque logis du boulevard du Hainaut, après avoir roulotté comme le premier venu, en Italie ou en Espagne, sans aucun résultat
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tangible. Tu me dis que tu vis en marge, – on ne vit pas en marge, des gens que l’on voit journellement !!! Jamais si tu étais venu à Paris il y a six ans, quand tu pouvais y venir tu n’aurais apporté la Veulerie, prodigieuse, miraculeuse, que tu mets dans ta vie, sur le pavé parisien, & dont toi seul n’a qu’une conscience vague. Tu t’imagines avoir remué ta vie & fait effort d’énergie quand tu as été à Londres ou en Italie !!! Tu retombes de ces tournées là plus veule, plus mou & plus inutile à toi même. Et tu es aux trois quart de ta vie ! – Comme raisons à tout ce que j’invoque de sérieux, & de fort, de tout ce qu’arrivé à l’age mûr, & même très mur, – un homme (du moment où ce n’est pas un sot) doit mettre dans sa vie, tu me réponds par (ce que j’attendais) « besoin nerveux » – « passe demandée » ma « mère décidée à passer quelques jours chez mon frère » (!!!) – Tout cela c’est le résultat de Bruxelles, que tu nies, mais qui se manifeste malgré toi, & chaque fois que je te vois je te constate plus affaissé moralement ; – c’est tout naturel : tu ne vois pas ta vie, ni son achèvement ! – Tu es le roi des rateurs & tu vas devenir bientôt le roi des ratés, – c’est triste je te l’assure. On n’est pas juge dans son cas, & il n’y a que moi & quelques amis qui t’aimons qui puissions constater tout cela !
– Enfin que veux-tu ?? pourquoi vouloir des fins sans les moyens ? Tu ne gagnes de l’énergie que lorsque tu fais ton sac de voyage ! C’est l’énergie facile ! & cette énergie c’est de l’agitation & Agitation d’écureuil ; rien de plus ! L’énergie c’est de faire sa vie !!! – Le voyage & le rêve, dit notre maître Baudelaire apaisent un instant la bête dévorante qui est en nous. Ce sont des poisons qui l’apaisent mais qui nous tuent avec elle.
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lorsqu’on a besoin de cette énergie pour en faire de plus grandes, si on doit en faire. – Donc voilà ce que tu vas faire cette année : – Voyage en Italie, douze articles pour la Chronique, que tu croiras replacer dans un livre que tu ne feras pas. – Paris exposition – Promenades au soleil avec moi, – retour Bruxelles – Bains de mer – retour à Bruxelles pour l’hiver ! Et recommencement l’an prochain. l’Espagne remplacera l’Italie pour les abonnés de la Chronique.
Et en 1884 la Suède remplacera l’Espagne etc etc.
Si cela t’amuse & si cela te rend heureux tu as raison. – Alors c’est moi qui me suis trompé, & comme on ne cherche chacun ici-bas que ses bonheurs à soi, il faut faire ce pourquoi on est né. Or tu es peut être né pour faire un cours d’excursions & d’archéologie mêlées à la bourgeoisie Belge & à être heureux de piétiner dans un petit rond. Seulement ! Seulement !!! il ne faut pas désirer autre chose de plus épais comme félicité.
Et ton tort, ton seul tort c’est d’aspirer à autre chose ! & d’avoir raison dans ce tort là ! – ce qui paraît manquer de logique, mais ce qui en est plein, en y regardant bien.
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Voilà la lettre que je ne voulais pas t’écrire & que je t’écris malgré moi. Elle ne fera ni chaud ni froid & c’est seulement en cela qu’elle est bête !!
Je t’aurais bien dit tout cela, mais je ne suis pas certain de te voir. Je suis obligé (– arrivage de vin) d’aller à Montlignon ce matin. Si je le peux j’en reviendrai ce soir. – Demain : première de Francesca de Rimini, & grand dîner chez Blanc après demain, dîner-bal de Filleau.
Je voudrais bien me reposer un peu sous les ombrages de « ma maison » mais la série des festoyements continue et je veux rester Parisien !
– Donc à 9 ½ je serai à ton hôtel de 10 à 11 au Café Véron, c’est probable. – Encore deux mots : Tout ce que tu me dis de la femme de Liesse est vraitrès vrai ! Mais ce qui est encore plus vrai : c’est que je préfèrerais vivre avec une belle fille qui m’aimerait un brin comme Liesse, me ferait un intérieur doux & capitonné, que de vivre seul avec Bedecker !
Bedecker n’a pas le joli téton et le corps potelé & élégant de cette belle fille. Sotte mais belle fille & pas méchante. Que veux-tu ? à comparer la vie de Liesse & la tienne & surtout celle que tu te fais mijoter depuis dix ans « pour plus tard » je trouve que c’est Liesse qui a le lot le plus doux, Et
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de beaucoup !!! Que veux-tu te dis-je J’aime mieux Maria que Bedecker !! & rien ne me fera changer d’opinion !!
– J’ai été chez Liesse, c’est vis à vis du moulin de Bonneuil & c’est charmant. Petite maison aimable, des fleurs, un joli pays, La Marne, & une jolie fille dans son lit que veux-tu de plus ! C’est le vrai des vrais à ma petite jugeotte.
C’est bien creux va toutes les Espagnes & les Italies, quand on n’a pas les jolis retours chauds, dans un vrai chez soi avec la femme jolie à point qui vous attend.
Vraiment je trouve que tes voyages te coûtent trop : La Russie te coûte une jolie maîtresse, – car elle fort jolie cette bougresse là, & elle a même ici une réputation de beauté.
Londres & « la Dupont m’attend ! » une femme comme on en fait peu, – Et l’Italie te coûtera une aimable & bonne fille qui aurait pu remplacer la seconde autant que faire se pouvait.
Mais enfin puisque tu as un « besoin moral » !!!
À toi Mon Vieux toujours, mais ne viens jamais geindre ! car tu n’en auras pas le droit, certes ! À ce soir je l’espère
Ton fidèle
Fély
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Lisse, Gris.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR