Numéro d'édition: 2121
Lettre de Félicien Rops à [Léon Dommartin]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Léon Dommartin
1839/09/11 - 1919/08/23
Lieu de rédaction
Montlignon
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/6714/15
Collationnage
Autographe
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
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Montlignon – Mardi
Mon Cher Vieux,
Au galop je t’écris quelques lignes car je suis très très pressé, je suis en plein coup de feu, je dois avoir fini je ne sais combien de dessins pour Samedi. Tu me dis que tout ce que je t’ai écrit : c’est des avocasseries et que tu te fais fort au besoin de prouver le contraire. Enfin que je réponds à des objections que tu n’as pas faites.
Il n’y a pas d’avocasseries du tout dans ce que je t’ai écrit. Il y a la vérité vraie et je voudrais bien te voir soutenir, & surtout prouver le contraire de ce que je t’ai avancé. – Si je t’ai écrit en réponse aux objections non faites, c’est qu’il y a plusieurs façons de faire des objections. Le Mr qui se met à table, ne mange que du bout des lèvres & a l’air dégouté de tout, puis se sauve au dessert, fait « des objections » au dîner, sans dire qu’il le trouve mauvais !
– J’ai été étonné de « ton allure » je n’ai pu l’attribuer qu’à une chose : que tu trouvais le dîner matrimonial mauvais, & j’ai établi une balance entre le menu offert & le prix peu élevé de l’écot, voilà tout !! C’est simple ! et tes étonnements m’étonnent vraiment.
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Tu me parais à ton endroit & à l’endroit de ton amabilité, non pas relative, mais absolue, d’un aveuglement tel, que je ne peux m’empêcher de t’ôter quelques illusions sur tes gestes : Étant donné un fiancé qui vient voir sa fiancée, puisque cela n’a pas d’autre mot, Je vais te montrer la singularité de ce j’appellais tout à l’heure « ton allure » & tu me diras si une petite Française comme Marie Bonvalot, – plus fine que tu ne te l’imagines, peut être satisfaite :
Tu arrives, – tu sais que tu n’as qu’un mot à dire pour la voir le jour de ton arrivée, ou le lendemain, – comme les gens les moins empressés ont coutume de le faire en pareille occurrence ; rien du tout. Si je ne t’avais même pas prévenu, tu n’allais la voir que quatre jours après ton arrivée, – qu’elle savait. – Pendant deux jours tu restes à ses côtés, sans lui adresser un mot, pas galant, – on ne te demande pas cela ! – mais même poli. Elle arrive dans une jolie petite toilette faite en ton honneur, tu ne le vois pas même ! Tu grognonnes, tu dormailles. Même jeu en la reconduisant, tu n’as pas même vu les yeux bienveillants qu’elle te faisais. Tu ne lui offres pas même une voiture pour la reconduire chez elle !! Fantastique, tout cela ! Enfin il parait que tu lui as écrit de Bruxelles un petit mot où il y avait a peu près ceci : Bonjour, je me porte bien ma fille aussi.
C’est d’une gentillesse renversante.
Que veux-tu qu’une femme pense de tout cela ? – Que tu ne l’aimes pas ? C’est ce qu’elle pense ! – Tu étais retenu par ta fille as-tu dit à Léon, mais enfin ta fille doit toujours
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savoir ce qui en est, comme disait la petite Marie Bonvalot, & elle n’est pas une belle mère bien terrible ! C’est du pur enfantillage !! – À moins que tu ne sois un gamiomane dont la folie consiste a esquisser des mariages & à les lâcher au bon moment, je ne m’explique rien de tout cela ! Tu expliques cela, toi : nerfs, je suis comme cela, – mon tempérament &c toutes sottises dans la « pratique » avoue-le.
Tu es en train de faire rater ton dernier « hymen » – Que veux-tu ? Tu as eu l’air pendant tout ton voyage d’un Mr prêt à se laisser faire la cour, mais à qui tout cela ne plaît pas beaucoup. – J’ai beaucoup de choses à te dire sur tout cela, beaucoup, beaucoup & je te les dirai de vive voix à Heyst oùje serai vers le 20 certainement ; ayant remarqué qu’on ne s’entend jamais par lettre & qu’on en dit ou trop ou pas assez.
Je dois cependant te faire remarquer une chose c’est que dans tes épousailles ratées, je ne t’ai jamais entendu parler que de toi & jamais de la position étrange où tu laissais les Mademoiselles que tu menais jusqu’aux confins du royaume d’Union-Parfaite. – Jamais tu ne m’as manifesté le moindre regret, soit d’avoir blessé des sentiments qui devaient exister, soit d’avoir compromis les susdites Demoiselles par des recherches ou des avances dont tu ne tenais nul compte.
Tout cela constitue un ensemble d’idées & de nature mêlés qui s’accorde bien peu avec le besoin de mariage que tu prétends avoir en toi. – Car après tout si légère que soit la charge maritale il y a toujours charge comme dit Émile Hermant en ses égoïsmes de vieux garçon. S’il y a une femme légère à ce point de vue c’est Marie Bonvalot. Je ne t’ai pas caché
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que sur ce qu’elle gagnerait elle avait à aider ses parents & à pourvoir à l’éducation de son frère. Si tu ajoutes ses frais de toilette à elle c’est à peu près ce qu’elle gagne qui y passera, – momentanément. Donc les frais de table & de logement de ta femme & de ta fille seront ta grosse dépense. Les intérêts des douze mille francs que tu placeras en son nom rentreront naturellement dans les frais de ménage. Donc actuellement tu prends une femme qui pourvoit à son entretien en dehors de la table & du logement que tu lui offres, & qui a chance d’arriver à une position plus brillante rapidement. Mlle Popp par exemple tombait en outre à ta charge toilette & entretien de linge, ce qui représente 1500 francs pour rester modeste. Ceci est la partie matérielle pure.
Te sens-tu assez de ressources & de nerfs pour faire cela et installer un ménage ?
Cela ne me regarde pas, cela te regarde, c’est un bilan à faire, mais il faut le faire.
– La partie morale est au moins aussi, et plus sérieuse. Te sens-tu assez jeune d’esprit pour être sinon galant au moins aimable avec une femme ?
Là est la question.
Il ne s’agit pas de la force virile représentée par une érection, cela, mon jardinier la possède comme toi, mais des simples égards auquel une femme a toujours droit & de l’affection qui doit accompagner tout cela. – Moi, Je ne sais pas ! – Tes amis, les amis qui ont fort vécu avec toi depuis dix ans disent non et nettement. Dupont, Roddaz, Edmond nient que tu puisses vivre avec une femme & faire les moindres frais pour lui plaire Dupont surtout qui en a parlé à Uzanne,
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est plus catorique que tous les autres ensemble. – Il n’y a pas en France une femme dans n’importe quelle position qui acceptes que tu lui fasses la cour de la façon indifférente, dédaigneuse et « grossière » dont tu le fais. Et il parait que dans l’intimité c’est pis. La petite Maria de Liesse est certainement sujette à caution, mais enfin elle en disait de raides. Tes amours avec Mélanie étaient émaillées de coups de poing. Je ne dis pas cela pour t’embêter Mon Vieux, & nous causons ici en vieux & très vieux Camarades, mais tu as un fond de mufflerie dans tes relations avec les femmes qui est absolument incompatible avec le mariage comme on le comprend ici, – et partout.
La « bonne femme » belge que je te conseillais d’épouser t’enverrait promener, même !
Je ne te voudrait pas habillé en Lindor & grattant de la mandoline, mais de Lindor à toi il y a la hauteur du Chimboraço, & je te voudrais à mi-côte. Gouzien qui trouve Marie Bonvalot tout à fait agréable disait : Comment peut-il ne pas être très amoureux à coté de cette petite femme là. Mais alors il a 70 ans ! –
– Enfin as-tu oui ou non 70 ans ?
– As-tu oui ou non l’intention la ferme volonté de te marier, & de faire ce qu’il faut pour cela ??
– Es-tu amoureux ? oui ou non ! – Si tu te questionnais ? car moi réellementje n’y comprends rien ! Et tu me fais l’effet positivement, d’un maniaque a vagues aspirations, qui se réveille de temps à autre, grimpe sur sa chaufferette, agite de grands bras pendant
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cinq minutes puis retombe dans sa somnolence physique & morale. Ce n’est pas un mari ça. Tu dis que tu veux une femme qui puisses te « galvaniser » mais encore faut-il que tu lui montre qu’il y a matière à galvanisation, & que l’on peut te « secouer ». Quoique ce métier « de plomb à nettoyer les bouteilles » comme dit Auré, ne soit pas bien un métier de femme. Mais enfin !
Prends garde, je crois moi que la Belgique avec sa mufflerie & son indolence niaise a eu réellement à ton insu de l’action sur toi. Tu n’étais pas plongé dans ces indifférences il y a cinq ou six ans !
Je t’ai dit : voilà ce qui te convient, épouse : C’est mon opinion. – Tu viens à Montigny l’an dernier : note que si tu avais eu pour deux sous de volonté tu serais maintenant à Parismarié & installé car il suffisait de ne pas aller à Londres, de venir ici d’apprendre en trois jours ce que tu as mis huit mois à peser inutilement & de te décider ce que tu n’as jamais pu faire dans la vie. Car tu n’en sais, que ce tu pouvais savoir en six heures ! – Le besoin de rester le nez en l’air regarder voler les mouches.
Je ne t’ai jamais dit qu’il te suffisait d’aller chez les parents pour que ce mariage se fit. Il faut plaire et cela marchait bien. Comme cela marchait & que le premier effort était fait tu es retombé en somnolerie, voilà.
Je crois mon Vieux que si ce mariage ne se fait pas, tu n’en feras pas d’autre & que dans dix ans je te retrouverai au Parc regardant passer les bonnes dames & disant j’épouserais bien cette petite femme là ! mais l’effort !
– À toi au triple steeple chase
Fély
Faut-il que je t’aime bien cochon pour t’écrire des pages comme cela ! Quand je suis pressé ! mais c’est la dernière : ce que je te dirai je te le dirai à Heyst !
Détails
Support
2 feuillets, 6 pages, Vergé, Crème.
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
KBR