Numéro d'édition: 2056
Lettre de Félicien Rops à [Amédée Lynen]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Amédée Lynen
Lieu de rédaction
Tlemcen
Date
1888/12/21
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
ML/00026/0176
Collationnage
Autographe
Date de fin
1888/12/21
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature
Apostille
Publié dans "Fêtes foraines" (?) ou "Kermesses" (?) par Amedie Lynen
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Tlemcen. 21 Déc. 1888.
Vous me dites, mon Cher Lynen que vous aller publier un album de « Kermesses ». Les Kermesses vous inspirent comme elles ont inspiré Teniers, & Georges Ekouds : faites donc des Kermesses ! on rend toujours bien les choses qui vous plaisent à voir ; & vous ferez œuvre d’art j’en suis certain. Je sais ce que vous pouvez & aussi ce que vous valez.
Savez vous Mon Cher Lynen qu’il y a bientôt dix ans que j’ai vu votre premier dessin ? Un de ces croquis nets, clairs, disant bien & simplement ce qu’ils veulent dire, auxquels on ne se trompe pas, & qui font juger d’emblée leur auteur. Vous aviez ce que les peintres appellent : « un œil », ce qui est plus rare que ne le pensent les opticiens. – Là dessus, je vous écris, & je vous engage à venir me retrouver à Paris. Que voulez vous ? Je sortais des tentatives de la « Société des Aqua-fortistes, & de cette lutte à main plate contre l’inertie & l’indifférence artistique de notre pays, j’avais gardé des « bleus ». Je connaissais le peu de ressources que « les Protecteurs & les Protectrices des Arts » offraient en Belgique aux dessinateurs ; je vous sentais du courage & du talent, tout ce qu’il fallait enfin pour faire rapidement en France, votre trouée au soleil. J’avais raison, vous avez résisté : vous n’avez pas eu tort.
Vous êtes un Flamand, un vrai, un pur. Vous avez le sentiment inné de tout ce qui touche à la Terre Flamande : êtres & lieux, vous savez tirer votre art des milieux où vous vivez, ce qui est une force ; et vous ne vous occupez pas d’appartenir à une « école » ce qui est une sagesse. Et, puisque nous sommes en un temps où l’on soulève
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à tout propos, & même hors de propos, ces sottes questions « d’écoles », de « partis » & de « Mouvements »; il me plaît que nous en parlions à nous deux, en bons camarades, à portes closes, afin que « les grands baillifs » & les gens à plumets, ne nous accusent pas de manquer de patriotisme, & de troubler la cervelle qu’ils portent d’habitude en leurs chausses.
Mais je n’ai que le temps de vous griffonner quelques lignes. Les hasards de la Vie, qui il y a un an, à pareille date, me faisaient descendre les rapides de l’Ottawa Canadien, me forcent à partir pour Figuig, à travers la « mer d’Alfa » cette Savane de l’Afrique Septentrionale, aux confins Sud du mystérieux Magrib el Aska, dont notre ami Picard vient de rendre si brillamment les étranges aspects. – Évidemment, Mon Cher Lynen, le Juif errant en passant par Bruxelles en Brabant, selon la tradition, a du trouver moyen de suspendre pendant quelques minutes la vengeance de Dieu ; – juste le temps de mettre à mal une de mes grands mères ; – de là le phénomène d’attavisme qui me fait courir le monde comme un chat maigre. Et cela sans les six sols de la légende ! Avoir toujours six sous dans sa poche, & voyager avec de belles madames, mais je n’en demande pas plus !
Je n’ai donc que quelques minutes à vous donner. La boîte à couleurs & les bagages sont à dos de mulet, & notre guide, un grand diable marocain qui ressemble à Van Hammée, – en brun, – me regarde avec inquiétude, tirer de ma valise une deuxième feuille de papier.
Je voulais donc vous dire mon Cher Lynen, combien toutes ces étiquettes « d’Écoles » & de « Mouvements » sont irritantes pour tous les bons esprits qui en toutes choses, & en Art surtout, n’ont souci que des Individualités ; & je crois qu’en toute occasion il est bon d’en faire ressortir la parfaite niaiserie.
Il n’y a plus au 19e Siècle d’École Flamande.
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Il n’y a, ni peinture Flamande, ni peinture Belge, ni musique Flamande, ni musique Belge, ni sculpture Flamande ni sculpture Belge ni littérature Flamande, ni littérature Belge ; pas plus qu’il n’y a de peinture Suisse, de musique Suisse, de sculpture Suisse ni de littérature suisse.
Il y a en Belgique, dans ces différents Arts des gens qui ont beaucoup de talent, & ils sont aussi nombreux qu’ailleurs, & d’autres qui n’ont rien du tout, & qui sont encore plus nombreux, toujours comme ailleurs. Ces artistes apportent naturellement dans leurs œuvres le tempérament des pays variés dont ils sortent. C’est la même chose partout : un breton, ne pense ni ne voit comme un Languedocien ou un Berrichon. Ce n’est pas une raison pour affirmer l’existence d’une École Bretonne, Languedocienne ou Berrichonne. L’École « Flamande » du 19e Siècle ressemble à ces revenants « dont tout le monde parle & que personne ne voit jamais » disait Mme Dudevant, où est cette École ? Quels en sont les caractères, les procédés, les représentants ? Il ne s’agit pas de s’intituler Jan, Jef, Adriaan, ou Peter, – révérence parler ! – pour constituer une « École Flamande »! Alfred Verwée & Stobbaerts sont de puissantes individualités ; comme Henri de Braeckelaere qui vient de mourir, (un peu de l’indifférence des Anversois pour son merveilleux talent), mais ils ne composent pas plus à eux trois une « École », que le maître Louis Artan & Henri Marcette ne composent l’École Wallonne ! Verhas (Jan, – ne l’oublions pas !) est un peintre de très grand talent, mais je ne vois guère où sont les caractéristiques flamandes de sa peintue, qui pourrait se faire aussi bien à Londres ou à Paris qu’à Bruxelles.
Sans compter, que dans un pays comme la Belgique où l’étroitesse du territoire a forcé galamment ses habitants à des
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rapprochements aussi internes que mêlés, il est bien difficile de remonter aux sources, comme l’on dit ethnographiquement ! En veux-t-on la preuve ? Henri Conscience est de famille française, l’excellent sculpteur de Vigne est fils de Français. Degroux le peintre des flamands de Bruxelles est né en France. Benoit le grand musicien porte un nom wallon, même en s’appelant Peter, – sauf notre respect. Louis Dubois le merveilleux coloriste que l’on sait est fils de montois. Meunier comme son nom l’indique est de famille wallonne. Enfin l’un des plus celèbres : Jef Lambeaux, s’appelle bien Jef, mon Dieu oui ! mais il s’appelle Lambeaux, ce qui sent à plein nez son origine wallonne. Notez que je ne cite ici que les artistes revendiqués par le parti Flamand, puisque « parti » il y a, comme Mellery par exemple, qui porte un nom de village wallon, & dont l’art délicat n’a aucune ramification flamande. Il y aussi les faux Flamands en littérature surtout. Ce sont ceux qui comme ce bon Charles de Coster, ont peur de manquer de « nationalité » & tâchent de s’en faire une en se disant « flamands ».
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Né à Munich, d’un père flamand & d’une mère wallonne, Charles de Coster a écrit des choses exquises en langue française teintée de seizième siècle. Il eut été incapable de dire en flamand « Chère Madame, je vous « baise les mains » mais on l’eut navré si on lui eut dit qu’il n’était qu’un parfait écrivain français : La peur de manquer de nationalité ne le quittant pas.
Je ne vois donc en Belgique que des « individualités » et elle n’a pas à chercher plus loin. C’est déja bien joli d’en avoir !
Sans parler des sculpteurs & des peintres, il y a un groupe Belge de littérateurs français où se confondent les Flamands & les Wallons, qui tient vaillamment sa place, dont l’importance grandit de jour en jour, & qui a pris le pas sur le groupe français de la Suisse Romande. L’un de nos plus grands défauts, & qui n’est pas même un défaut, mais un travers, est celui d’exagérer les réputations locales. C’est un travers commun à tous les petits pays, & que l’on retrouve en France. En province : à Brest, à Amiens, à Dijon à Bayonne, à Lyon, à Marseille à Avignon à Montauban, on tresse des couronnes à un tas de poètes bretons, picards, bourguignons, basques, canuts, phocéens, provenceaux ou languedociens, qui peuvent n’être pas sans mérite, mais qu’il ne faut pas comparer aux hommes qui par leur génie, appartiennent plus au monde qu’à une contrée.
Comme tous les peuples neufs, dont la nationalité n’est pas clairement écrite, on exagère, surtout en Flandre, le sentiment de cette nationalité panachée : les poltrons sont toujours les plus bravaches, et c’est la calvitie qui a créé : le rameneur ; le Mr qui se fait un toupet & deux rouflaquettes avec trois cheveux.
Prenons un exemple :
Il y a quelque part à Anvers, un
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monument funéraire très bien compris : un homme est couché nu, ayant pour glorieux linceul le drapeau de la Patrie, à ses côtés, le Lion Belgique terrible & frémissant. Qui donc peut dormir dans cette gloire ? Est ce Boduognat, Ambiorix, Charlemagne ou le Taciturne ? Non c’est un brave homme qui a écrit de bons livres ; d’un talent ordinaire & estimable. Il signait ses livres Henri Consience, & il était comme je l’ai dit plus haut, fils de Français. Pour les besoins du « mouvement flamand » on l’a appelé : Hendrick. en collant au nom français, le prénom flamand. À Dieu ne plaise que je songe à dire ici du mal de ce doux écrivain qui fut aimable sympathique, & commissaire d’arrondissement ! Mais nous ne pouvons vraiment décemment le comparer ni à Balzac, ni à Dickens, ni à Dumas, ni même à Tolstoï, à Zola ou à bien d’autres. Et cependant aucun animal symbolique & féroce ne garde la tombe des trois premiers qui furent grands, & un marbre modeste suffit à leur gloire. Si les Flamands y vont de la sorte, quel animal national & quelle bannière mettront-ils donc sur la tombe du grand poète qu’ils auront peut être demain, ou du grand patriote qui pourra sauver la Patrie d’une invasion, – dont le nom sera sur toutes les lèvres des hommes ? Henri Conscience tient dans les littératures internationales la place modeste & estimable qui est dévolue en France à Jules Sandeau, en Espagne : à Ferdinand Cabâllero, en Danemark et en Suède à Andersen & à Frédérika Bremer ; à Sacher-Masoch dans les pays slaves. – Mais il fallait un grand littérateur « Flamand » et le parti puisque « parti » il y a ; l’a créé de toutes pièces !
Nous voilà bien loin des « Kermesses » Mon Cher Lynen, & ce bavardage à bâtons rompus, était
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inutile pour vous dire simplement : de rester ce que vous êtes : un bon dessinateur Flamand, un voyant des choses de notre pays. Faites nous ce qu’il vous plait de faire & vous ferez bien. Mais de loin, on se laisse entraîner à « potiner » & cela rapproche de la Terre Natale.
Que nous font à nous, après tout, ces petitesses & ces questions de clocher ? L’Art n’a pas de patrie, et les Artistes doivent se moquer des frontières, & des congrès qui les établissent. Le sculpteur Japonais qui enroule un monstre idéal au manche d’un poignard n’es-il pas notre frère, qu’il soit né à Yeddo ou aux Îles Kourilles ? Ces disputes « d’Écoles » ne valent pas la fleur de mimosa qui se balance audessus de ma tête ou le vol des milans qui auréole les maisons blanches de Tlemçen, pendant que je vous écris.
À bientôt Mon Cher Lynen & je vous envoie à travers les bleus du Ciel & de la mer, une vieille poignée de main.
Félicien Rops.
Détails
Support
7 feuillets, 7 pages, Lisse, Crème.
Dimensions
196 - 196 - 196 - 114 - 197 - 195 - 196 x 146 - 147 - 148 - 147 - 148 - 147 - 148 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
AML
Personnes citées

Félicien Rops
Henri Degroux
Alfred Verwée
Edmond Picard
Louis Dubois
Amédée Lynen
Charles De Coster

Louis Artan de Saint-Martin
Émile Zola
Jan Stobbaerts
Alexandre Dumas
Georges Sand
Honoré Balzac
Charles Dickens
Georges Eekhoud
Antoine Van Hammée
Jules Sandeau
Jan Verhas
David Teniers le jeune
Henri de Braekeleer
Henri Marcette
Henri Conscience
Paul de Vigne
Jef Lambreaux
Xavier Mellery
Léon Tolstoï
Hans Christian Andersen
Frederika Bremer
Léopold Von Sacher-Masoch