Numéro d'édition: 3591
Lettre de Félicien Rops à [Henry Detouche]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Henry Detouche
Lieu de rédaction
s.l.
Date
1895/05/01
Commentaire de datation
La lettre a été utilisée et publiée comme préface de l'ouvrage : Henri Detouche, Propos d'un peintre. Préface et Frontispice de Félicien Rops, 3 compositions hors texte de l'auteur, Librairie de l'Art Indépendant, 1895
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
Det001
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Ces quelques lignes ne sont ni une préface, ni une introduction, ni un avant-propos, c’est une présentation rapide entre deux shake hands comme il s'en fait tant les jours de vernissage, par le temps qui court de grands et de petits salons.
« Henry Detouche », tout le monde le connait ce nom-là ; on l’a vu à ces mêmes expositions, partout où l’on parle, où l'on voit, partout où l'on glose, partout
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où l'on écoute, partout où l'on cérébralise ! Quand vous aurez lu son livre, vous serez son ami, toute présentation deviendra inutile. Je ne suis donc à l’heure présente qu'une interposition momentanée, dont vous me remercierez plus tard, après besogne faite.
Les peintres, je parle de ceux qui ne veulent pas admettre que, lorsqu'on veut faire œuvre de bon peintre, un navet bien peint vaut mieux qu’une jolie idée, ont toujours désiré montrer que leur boîte crânienne valait celles de la plupart des littérateurs courants, et pouvait servir à autre chose qu’à mettre les vieux tubes de couleurs, et les pinceaux hors d’usage ; — ce qui était, peut-être, d’une vanité audacieuse. Beaucoup se sont donc rués sur les lettres, et les institutaires
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leur ont été doux, et protecteurs ainsi qu’il convenait.
Le siècle commençait à peine, et sans provocation, sans être en état de légitime défense, un académicien pervers, Girodet, dit Trioson, publiait un poème en six chants : Le Peintre, en même temps qu'il exposait son Déluge, un tableau dans lequel il unissait, disaient les critiques, (pardon, je voulais écrire : « les Aristarques ») de l’époque, « la Fierté de Michel-Ange, à la Pureté de Raphaël ».
— Heureusement, ce monsieur digne, peignait mal. Il ne fit pas d’élèves, et cela arrêta dans leurs premiers vagissements un tas de Chactas et d'Atala et quelques autres poèmes en six chants pour lesquels ce grand coupable accordait son luth.
Je n’ai guère autorité pour vous pré-
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senter mon ami Detouche, à ce propos je serai forcé de vous parler de moi. Le moi est haïssable, surtout « le moi » d'autrui, mais cela sera bref, rassurez-vous.
Je l’ai connu à cette curieuse époque, vers 1876 et 1877 où Manet sortait de Velasquez et de Goya et massait autour de lui tout « un mouvement » qui se réunissait au café Guerbois dans l’avenue de Clichy à côté du vieux cabaret du Père Lathuile. Là se trouvaient chaque soir, autour du bock traditionnel, un gros de militants, dont certains, les « Certains » d’Huysmans étaient déjà chevronnés : le spirituel et admirable artiste qui s’appelle Degas, — Forain qui cherchait déjà ce qu’il a trouvé, Duranty, l'écrivain exquis, à qui l’on devait déjà : Le malheur d’Henriette Gérard, un suc-
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cès, Desboutin, retour de Florence, et tant d’autres ! Un beau soir je vis à côté de moi s’asseoir un jeune homme assez étrange, dans l’aspect duquel il y avait du Don Pablo de Ségovie, du chasseur d'Afrique, et du Gringoire bien tenu. C’était Henry Detouche. D’emblée nous causâmes presqu’ intimement « de omni rescibili, et quibusdam aliis ». L’aurore de juillet dorait les coteaux de Fontenay-aux-Roses et de la Tour de Croüy où j’habitais, et notre conversation durait toujours. Elle n'a pas cessé depuis. C’est à vous, ami lecteur, à prendre ma place. Je vous la cède à regret. Vous me saurez bientôt gré de ma complaisance.
Mai 1895 Félicien Rops.
La Demi-Lune, par Moulin Galant.
(Seine-et-Oise).