Numéro d'édition: 3584
Lettre de Félicien Rops à [Auguste Donnay]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23

Destinataire
Auguste Donnay
1862/03/22 - 1921/07/18
Lieu de rédaction
Paris
Date
1893/01/13
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
II/7735/2
Collationnage
Scan
Cachet d'envoi
Illisible
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits
Page 1 Recto : 1
Paris, vendredi 13 janvier 1893.
Il faut que vous me pardonniez, mon cher Donnay, de ne pas vous avoir écrit immédiatement après la réception de votre beau décor, et, vraiment, je suis très honteux de ma grossière inconvenance. Je ne sais comment cela se fait, moi qui ne perds jamais rien, j’ai égaré votre lettre, celle dans laquelle était votre adresse : j’ai dû écrire à notre ami Rassenfosse pour l’avoir à nouveau. J’étais absent lorsque la lettre de Rassenfosse est arrivée, j’avais été passer les premiers jours de l’an chez un vieil ami, et ma vacance s’est prolongée ; bref, ma réponse a été victime de tous les hasards imprévus, ce qui explique la chose, aine l’excuse pas !
Oui, il est charmant, mon cher Donnay, votre tableau, ou votre décor, comme vous voudrez l’appeler et d’exécution à la fois poussée et simple qui est ce qui convient.
« Le beau, est ce qui convient », a dit Delacroix, et c’est le vrai. Quant au sentiment, vous l’avez en vous et vous n’avez pas à l’aller quérir autre part. Laissez-vous toujours aller à vous-même et vous serez certain de réussir. Il faut, comme Jeanne d’Arc, que l’artiste entende des voix, il faut se pencher tout près de la bonne nature pour entendre les battements de son cœur, comme on se penche pour entendre le bruit du ruisseau caché sous les saulaies. Ceux qui n’entendent rien n’ont rien à redire !
[le signe Kaballistique éloigne les mauvais sorts]
Page 1 Verso: 2
Voilà pourquoi je vous disais : ne vous inquiétez de rien ! Vous êtes un simple, c’est rare et c’est une force en ces temps compliqués. Appuyez-vous sur vos qualités à vous, que vous vous êtes toujours senties en vous, celles que d’enfance vous vous êtes toujours connues, sans vous occuper de celles des autres qui n’ont rien à voir dans votre affaire.
J’ai un ami au Sahara, très loin, dans une oasis, à Tuggurth, à soixante-cinq lieues plus loin que Biskra, on les a où on peut : les amis, le tout est qu’ils soient bons. Non seulement il est Saharien, mais il est agha et chef de l’étrange cité qu’est Tuggurth. C’est un grand philosophe, qui connaît le Christ et Mahomet et m’a appris, en devisant avec lui sous ses dattiers que tous les professeurs d’esthétique qui déposent leurs culs dans les fauteuils de l’Académie. « Ne dessine pas ces palmiers qui sont là-bas près de ma maison », me disait-il, « Ils ne le veulent pas » et « ils n’ont rien à dire ! » « Les Français ont fait découper la tête et leur tronc de leurs pères et depuis lors ils se taisent quand passe l’étranger et que sa caravane s’arrête à mon seuil. Ne les interroge pas et ne leur demande pas conseil, ils ne te répondront pas ! Si moi, ils m’ont vu tout petit, je savais ton métier qui d’ailleurs est enfantin et inutile ainsi que l’a dit le Prophète, ils me diraient tout ce qu’ils ont à dire ; toi, va parler aux arbres du pays de ton père ! ».
« Pourquoi », me disait-il, « veux-tu que j’envoie mon fils aux Ecoles dans ton pays ? lui apprendra-t-on mieux à lire, le soir, allah dans les rayons du soleil couchant ? Si mon fils est un homme, il y a de la terre ici pour le porter debout et pour le porter couché : si
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c’est un âne, il aura beau aller à la Mecque, il n’en reviendra pas avec des pattes ».
J’ai écrit ceci dernièrement à mon ami Picard et je vous répète les paroles de mon vieil ami, parce qu’elles sont bonnes à semer comme le bon grain de l’Evangile et qu’en leur pulpe elles renferment « la somme » de toutes les théories artistiques qu’élaborent les gros messieurs qui déposent leurs culs dans les fauteuils d’Académie.
Tous les ans, à l’époque du Renouveau des Infidèles, par les nuits claires de janvier, deux cavaliers des Gouins traversent au galop le désert de sable qui sépare Tuggurth, les chotts et Biskra ; ils portent sous une enveloppe de l’agha ma feuille d’oranger sur laquelle sont écrits trois mots arabes qui disent : Je pense à toi : sois heureux !
Et au dessus, de la main du marchis-chef du bureau du télégraphe optique, l’adresse :
à Monsieur Félicien Rops,
chevalier de la Légion d’Honneur et peintre du Gouvernement de la République Française
1, Place de Monsieur Boïeldieu à Paris (France)
J’ai été, mon cher Donnay, huit jours dans une académie, ce que je disais encore à ce brave Picard, pour clarifier une discussion d’art : – et j’y ai entendu des sottises pour le restant de mes jours ! Le Serment des Trois Suisses ! Toute l’Académie concourra, dit pompeusement « Le Maître » ! quel beau sujet, messieurs ! mettez-vous dans le sentiment de Guillaume Tell ! Comprenez le héros !
Page 2 Verso : 4
Mettez-vous dans son sentiment ! Le sentiment de qui ? Le sentiment de quoi ? Celui de l’amphile, mon voisin de gauche ou celui de Monsieur de Fénélon ?
Je crois que la Peinture peut se résumer en quelques mots : « Apprendre son métier, ne pas apprendre son art. » Votre art est en vous depuis la première minute où, petit enfant, vous avez ouvert les yeux à la vie. Vous ne pouviez l’exprimer, mais il y était ! quant au métier on n’en sait jamais trop et sous ce rapport le mouvement actuel est très faible. On désapprend le côté « bon ouvrier » qui dans les arts matériels joue un très grand rôle. Le peintre Ingres n’a dit qu’un mot honnête et je ne croirai jamais qu’il ait pu le dire : c’est ceci : Si vous avez du métier pour un million et si vous trouvez encore à acheter pour un sou, achetez, on n’en a jamais trop !
Et maintenant, bon courage ! mon cher Donnay et merci. Je crois que nous n’en resterons pas là et que je pourrai, je l’espère, avoir encore recours à votre talent. Voulez-vous que j’expose votre « Automne » chez Le Barc de Boutteville et à la Librairie Indépendante, ce sont de bons endroits où passent beaucoup de gens que l’art intéresse ? Si vous avez quelques études ou de petits tableaux ou aquarelles à faire voir, envoyez-les moi : je les mettrai dans cette boutique rue Le Peletier, où ne se trouvent que des jeunes, et cela a bon air et bon espoir.
J’espère vous voir en mai-juin. Tout le monde est enchanté du tableau et vous envoie les amitiés de la maison.
Je vous serre bien affectueusement la main,
Félicien Rops
À Monsieur Auguste Donnay,
Artiste peintre
Chez Monsieur Brassine-Galopin,
Rue du Pont d’Avroy Liège (Belgique)
Détails
Support
1 feuillets, 2 pages
Mise en page
Encre
Personnes citées
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Remarques
La transcription de la lettre a été publiée dans Armand Rassenfosse, « Souvenirs à propos d’Auguste Donnay », La Vie Wallonne, t. XXXIV, n° 10, juin 1923, p. 437-440.
Nous disposons de la correspondance parallèle de cette lettre ; Auguste Donnay y répond le 17 janvier 1893 (voir n° éd. 3585)