Numéro d'édition: 3047
Lettre de Félicien Rops à [Edmond Deman]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Edmond Deman
1857/03/26 - 1918/02/09
Lieu de rédaction
Paris
Date
1888/12/11
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
8813/t7/p52
Collationnage
Tapuscrit Lefebvre - Kunel
Date de fin
1888/12/11
Lieu de conservation
Belgique, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l'Art Contemporain
Page 52
Paris le 11 Déc. 1888
Mon cher Monsieur,
Il faut m’excuser de mon interminable silence, et de ne pas vous avoir donné trop de nouvelles de notre catalogue ; – mais depuis mon retour je ne fais rien qui vaille, et je suis dans une de ces dispositions d’esprit où l’on se couperait une jambe pour amuser l’autre ! – Je suis poursuivi par l’Inquiétude que me donne la préoccupation d’un Art « plus haut » ; je regarde les hommes par dessus leurs chapeaux et les soldats par dessus leurs bayonnettes. Le résultat de tout cela, c’est que je peux plus vivre sans « m’en aller ». Et je m’en vais, – vraiment. J’ai très longtemps rêvé hier, sur une carte d’Algérie. Tout au bas, il y a une ville saharienne : Laghouat, ou il y a encore de vrais arabes, de vraies danses du ventre, et de vrais « Aïssaouas ». Cela durera bien encore six à huit mois, cet état d’hébétude patriarcale. Puis : il y aura des commis voyageurs qui échangeront des burnous contre des sardines de la maison Pottin. Il n’est que temps que j’y aille, et j’y vais ! Je pars vendredi. Si vous avez quelque chose à me dire adressez à Alger : poste restante. Je reviendrai par Sfax en Tunisie, si le diable le permet. Je me prends par la peau du dos et je me jette en plein désert, pour secouer toutes les puces du Boulevard. – Puis je reviendrai rasséreiné, calmé, les yeux satisfaits et pleins de visions, lavés de toutes ces boues et de toutes ces tristesses des Civilisations, et peut-être ferais-je « les choses que je voudrais faire ».
Présentez à Madame Deman mes compliments, et mes excuses aussi, pour l’insupportable bavardage auquel je me suis livré le jour où j’ai eu le plaisir d’être reçu par elle et par vous. Je suis ainsi : dès que je me trouve dans un milieu sympathique, je me livre et je bavarde à faire envoler toutes les pies borgnes des peupliers d’alentour ! Et embrassez pour moi, vos beaux enfants : – la petite demoiselle nerveuse, et l’autre : le marmot flamand. Vous êtes un homme heureux car le bonheur, comme me disait une de mes sœurs des Steppes, là bas à Szegedyn, « tient dans l’ombre que fait le soleil en tournant autour de la femme aimée ».
Nous causerons affaires, lorsque je serai, au retour, rivé à nouveau à la chaine que le Dante scelle au cou des ambitieux. Et les ambitieux d’art en sont ! comme les autres !
Je suis dans les mélancolies des départs. – Mais j’ai dans le dos la poussée de l’ange du Juif Errant. Et il faut partir !
Je vous serre la main bien affectueusement.
Félicien Rops.
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Commentaire de collaboration
Les Aïssaouas, Aïssawa ou Aysawa sont des adeptes d’une confrérie religieuse musulmane originaire du Maroc où elle fut fondée par Sidi Mohammed ben ‘Aissa, un ascète soufi du 15ème siècle.
Le Juif errant est un personnage légendaire dont les origines remontent à l'Europe médiévale. Ce personnage ne peut pas perdre la vie, car il a perdu la mort : il erre donc dans le monde entier et apparaît de temps en temps. Il trouve une de ses origines dans un passage de l'évangile selon Jean où Jésus dit à son sujet : « Si je veux qu'il demeure jusqu'à ce que je vienne, que t'importe ? ». De cette idée qu'un témoin de la Passion survivrait jusqu'au retour du Christ naquirent de nombreux contes populaires.
Le thème du Juif errant est très actif dans la production littéraire française autour de l’époque de la Monarchie de Juillet, comme en témoignent parmi d’autres les études de l’historien et philosophe Edgar Quinet (1803-1875), depuis son premier écrit publié, Les Tablettes du Juif-errant, ou ses récriminations contre le passé, sans préjudice du présent, (A. Beraud, Paris, 1823), jusqu’à Ahasverus(F.-.G. Levrault, Paris, 1831).