Chroniques ropsiennes

Rops, le nu moderne ou le demi-nu parisien

1878 est une année phare dans la production artistique de « l’infâme Fély ». C’est à cette époque que naît Pornocratès qui constitue un manifeste du « demi-nu moderne ». Pour- tant, le demi-nu n’apparaît pas comme une catégorie en soi, en l’histoire de l’art, ni dans l’histoire du nu. Néanmoins, son inventeur est incontestablement Félicien, comme en témoigne Joséphin Péladan dans la revue La Jeune Belgique repris par Eugène Demolder dans La Plume quelques années plus tard :

« Maître nudiste de ce temps, [...] l’inventeur inconstesté et le créateur de toute cette demi-nudité moderne », « inventeur en art de ces longs gants et de ces grands bas noirs »[1].

La peinture du nu ropsien se veut novatrice. L’artiste revendique d’ailleurs cette moderni- té dans une lettre adressée à l’avocat bruxel- lois Edmond Picard (1836-1924) en 1878 :

« J’ai fait, en petit, beaucoup d’études de nu. Études d’animalier épris de la bête humaine. Non pas toujours le nu antique mais du nu moderne, ou plutôt du demi-nu parisien. Je n’ai jamais trouvé bien intéressant le modèle que l’on hisse sur la table de l’atelier, je ne le retrouvais vivant que lorsqu’il descendait des trétaux & se remettait une pointe de poudre de riz sur le nez, avant de passer ses bas. Tout à l’heure c’était une Antiope grotesque ou une Diane ridicule, maintenant redes- cendue de son nuage académique, c’est une femme de mon temps & c’est une Parisienne, c’est à peindre »[2].

1878 est aussi l’année de la construction de l’un des projets phare de sa production. C’est en effet à cette date que le bibliophile parisien Jules Noilly lui commande Les Cent légers croquis sans prétention pour réjouir les honnêtes gens, cette suite de 114 dessins aquarellés répartis en deux albums et réa- lisés entre 1878 et 1881. Malheureusement dispersée en 1886, la série donne à voir le demi-nu moderne qui est la pierre angulaire de l’œuvre de Rops.

« Impossible de mettre la moindre action positivement charnelle & sans fard, dans les Cent Croquis. Ce serait leur ôter tout leur caractère de demi-nu. Je vous ai dit mon idée : Faire dans les Cent Croquis tout le demi nu moderne »[3].

Mais le demi-nu occupe une place plus complexe dans l’œuvre ropsienne. Il n’est pas que résolument moderne et anticlassique. L’artiste a pour ambition d’en faire aussi un élément constituant d’une nouvelle mytholo- gie. Ainsi, il écrit au commanditaire des Cent légers croquis :

« Continuer ce demi nu dans l’Album du Diable en y joignant le nu – le costume moderne & refaire – comme j’ai refait la Tentation de St Antoine toute cette mytho- logie païenne si belle, si franchement nue & amoureuse, & que personne n’a jamais osé faire. J’y apporterai je crois un façon toute nouvelle de l’interpréter »[4].

Le demi-nu ne peut être réellement défini en raison d’un paradoxe intrinsèque. Pour paraphraser Hélène Védrine, « ce n’est ni la représentation d’un corps à moitié-nu ni à demi-vêtu. Ce n’est plus un corps déshabillé, pas plus qu’il n’est simplement dénudé. C’est un corps d’une absolue nudité sans être absolument nu »[5]. Rops entretient lui-même cette ambivalence lorsqu’il décrit sa Porno- cratès, notamment à Edmond Picard :

« Voici : sur une frise antique une grande femme, nue comme toutes les Vérités, les yeux bandés, gantée de noir, chaussée de grands bas de soie noirs coiffée d’un Gains- borough noir se laisse guider par un cochon, à queue d’or »[6].

Rops a exploité l’ambiguïté de la confron- tation entre le nu classique des académies avec le nu moderne plus naturaliste. Les Cent légers croquis sont rythmés par des situa- tions équivoques dans lesquelles Rops met le demi-nu en scène, en faisant le presque « poser ». Comme dans le dessin Le Lait de poule dans lequel une jeune femme apporte un verre de lait à son vieil époux ou encore dans Le Conseil de révision où la maquerelle d’une maison close examine une prostituée. En quelque sorte, le demi-nu serait « un nu de type académique revêtu de vêtements non fonctionnels, mis en scène dans des lieux déréalisés de la vie moderne »[7].

Félicien Rops, Le Conseil de révision ou L’Examen de Flora. Série des Cent légers croquis, 1878-1881, pierre noire, crayon et estompe sur papier vélin, 25 x 19 cm. Collec- tion privée, en dépôt au musée Rops, inv. BON D 007.

Félicien Rops, Le Lait de poule. Série des Cent légers croquis, 1878-1881, pastel, aquarelle, gouache, plume et pierre noire sur papier, 23,2 x 16,2 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. D 041.

« Les croquis les plus curieux que j’ai en portefeuille sont presque tous des croquis de nu ou de demi-nu, faits sur nature. Ce sont les plus intéressants. Vous vous doutez bien que je n’ai pas appris le nu sans le des- siner énormement ! – Il y en a là de remar- quables au point de vue de la recherche du nu moderne. Chaque siècle vous le savez a sa façon d’interpréter le nu. Le 19e n’a fait que copier le nu des autres époques ! Je tâche de rendre le nu de notre époque. Le nu de la femme de notre temps qui entre & qui ôte son corset & j’y arrive à peu près.

– Il n’y a d’ailleurs rien de graveleux dans ces croquis, ce sont des nudités franches »[8].

Si Félicien Rops n’est pas à proprement parlé l’initiateur du nu moderne, il a sans conteste développé la forme originale du demi-nu qui devint l’expression du nu moderne et décadent de la fin-de-siècle.

« Il ne faut pas faire le sein de la Vénus de Milo, mais le sein de Tata qui est moins beau mais qui est le ‘sein du jour’ »[9].

[1]JoséphinPéladan,«LesMaîtrescontemporains;FélicienRops», La Jeune Belgique, T. IV, 1885, p. 424 repris par Eugène Demol- der, « Félicien Rops, Etude patronymique », La Plume, numéro spécial Rops, n° 172, 15 juin 1896, p. 434, cité in Hélène Védrine, « Le Demi-nu de Félicien Rops (1833-1898) : de la Pornocratie à la Thanatocratie », Correspondance. Revista hispano-belga, n°5, 1996-1997.
[2] Lettre de Félicien Rops à [Edmond] [Picard], Paris, 17 Rue Mosnier, le 30 avril 1878. www.ropslettres.be, n° d’édition 2277.
[3]LettredeFélicienRopsà[Jules][Noilly],Bruxelles,le18août 1878. www.ropslettres.be, n° d’édition 1634.
[4]Idem
[5] HélèneVédrine,«LeDemi-nudeFélicienRops(1833-1898): de la Pornocratie à la Thanatocratie », Correspondance. Revista hispano-belga, n°5, 1996-1997, p. 21.
[6] Lettre de Félicien Rops à [Edmond] [Picard], s.l., le 24 mars 1879. www.ropslettres.be, n° d’édition 2283.
[7] Hélène Védrine, op cit, p. 24.
[8] Lettre de Félicien Rops à Léon Evely, Paris, 14 janvier 1884. www.ropslettres.be, n° d’édition 0525.
[9] Lettre de Félicien Rops à [Jules] [Noilly], Anseremme, Au Repos desArtistes,le14août1878. www.ropslettres.be,n°d’édition 1633.

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