La Roche-Claire, Dimanche 11 oct 1885.
Je reçois à l'instant, mon cher Mirbeau,votre dernière lettre, retour de Bruxelles, celle par laquelle vous m'invitez bien gracieusement à aller passer quelques jours au Rouvray. Vous avez dû me croire un monstre de grossièreté en ne recevant point de réponse ! Votre lettre m'a été expédiée à Bruxelles, et je venais de quitter Bruxelles pour Anvers. Je ne me suis pas arrêté à Bruxelles en revenant, et votre lettre m'a été réexpédiée ici. Grand merci de votre cordiale invitation : vous m'avez deviné, je suis plus un coureur de venelles que de ruelles, octobre est un mois merveilleux et j'aime par-dessus tout l'austère enivrement des choses de l'automne ; et « les autans » comme mon professeur de rhétorique appelait les vents du S. Ouest, ne me font pas peur ! – Et je regrette votre Trappe ! J'en ai vu une en Ardenne. C'est d'un caractère saisissant je n'ai pas vu celle de Normandie et si vous êtes encore au Rouvray l'an prochain, ne m'oubliez pas, je vous prie. J'ai fait il y a dix mois « un paysan à la faux » que j'ai intitulé : La Mort. Il était seul, au soleil, appuyé sur sa faux dans un champ de seigle, où il y avait plus de pierres que de chaumes, la respiration sifflante sous le faix de ses quatre-vingts ans de peines. – Votre moine à la faux vous a fait penser à « La Mort », vous voyez que nous nous rencontrons. – Cette année, je ne peux aller vous voir, je suis engrené dans toutes sortes de besognes ennuyeuses. Puis mon art – l'art que je fais – est stupide, et il faut que l'autre : celui dont je suis « enceint », sorte pour être, je l'espère, couvert de mépris. – Il faut qu'il sorte, même en ridiculus mus. Je ne peux plus continuer à griffonner des âneries qui ne me consolent pas de ne pouvoir faire qui vaille. Ah ! que je voudrais avoir la douce placidité des Ohnet, des Claretie, des Flameng, des T. Robert-Fleury fils et de tous les Adrien Marieux! – Je fais les dessins de votre conte fantastique, mon cher Mirbeau, il est bien curieux ce conte, mais les dessins ne seront pas bons. Je suis dans une mauvaise passe. Je sens que j'ai le talent de « tout le monde », car tout le monde a du talent. Il faudrait faire gueuler la vie avec le moins de talent possible et mettre tous ses nerfs et tout son cœur en lumière, mais pour tout cela il vaut mieux être littérateur que peintre, – art court pour les esprits aiguisés de notre temps, je vous l'assure.
Je vous serre la main bien affectueusement
Félicien Rops.