Lettre lue par...

Francis Van de Woestyne, éditorialiste et journaliste, La Libre Belgique

Lettre de Félicien Rops à Théo [Hannon]. [Paris], 1877/01/08. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, ML/00026/0017 et ML/00026/0016

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Mon Cher Théo

J’ai été bien « embêté de t’embêter » mais les histoires dans lesquelles j’étais fourré (en défendant « l’honneur d’une belle dame » ! comme un chevalier francoys) n’en finissent pas & m’ont pris un temps précieux, puis l’histoire ayant eu des chances d’être connue ou à peu près, par l’indiscrétion d’un domestique, de Mr le Procureur de la République, une & indivisible, – j’ai été voir à Barbizon si les pommiers sont en fleurs ; – en fait de fleurs je n’ai trouvés que Baron & Asselbergs. – Asselbergs a bien saisi le caractère du pays, il commence à entrer dans l’esprit de cette nature là & d’en comprendre le grandiose presque terrible. – Bonne, éternelle école que cette vieille forêt gauloise ! & bien des petits & des grands peintres sortiront encore de ses flancs de brave mère. – J’oubliais : le frontispice de l’Artiste n’est pas un chef-d’œuvre, mais enfin – il est, – & j’ai fait preuve de

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bonne volonté – Paix aux artistes de bonne volonté !

Voilà ce qu’il dit :

Trois génies, – pas des amours Boucher mais de robustes gaillards capables de flanquer un renfoncement à tous les Académiciens possibles, – soutiennent ou ne soutiennent pas – si tu veux ! – un bas ou un haut relief – si tu veux ! – Ils s’appellent : 1°La musique – avec un violoncelle, s’il vous plait ! 2°La Jeune Peinture avec sa boite de campagne, élevant vers la lumière, sa bonne palette expurgée des bitumes canailles & des « momies » anversoises ; elle est couronnée de folle avoine – si tu veux – ! 3°La Critique d’art écrasant d’un pied robuste

non claudo pede! un tas de bouquins esthétiqueurs : Lebrun, WinkelmanLaHarpePoncifard (!!) – Sur l’entablement un buste représentant un académicien en abat-jour couronné de lauriers rappelle à la fois & la Sculpture & l’Académie elle même. – Le bas relief : c’est la « Jeunesse » emportée par « des Coursiers fougueux » dirait Jacques en ses littératures, & brandissant « son flambeau » – Cela fera plaisir aux gens allégorimanes – Voilà Tout cela n’est pas bien fort mais « je n’ai pas eu le temps !!! Cette bonne excuse est toujours prête pour les gens qui manquent de génie & de bien d’autres choses !!! Paix aux artistes de bonne volonté !!!

Au pas de fuite.

Bien à toi

Fély

fugitif & latitant !

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Un de mes amis m’arrive au moment où je ferme cette lettre avec « un machin » pour votre journal. C’est en situation, Si tu trouves cela passable « mets le » & arrange le comme tu l’entends. – sinon au panier !!! – Et ne va pas dire aux autres que c’est de moi.

C’est pas de moi !!!!

À toi

F

J’oubliais : Reçu la Rue Sans Souci – c’est très en progrès – morsures beaucoup plus blondes, plus dans l’atmosphère que les autres planches. – Il y a des choses d’une jolie couleur vraiment. – Je n’aime pas l’arbre blanc. Je sais que c’est difficile à faire – Certaines figures ne sont-elles pas un peu grandes ? La ligne de maisons au fond très réussie. Allons marche ! Cela va.

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La Muse de la Jeune Belgique

Aux Jeunes !

Mon allure franche & guerrière

Point ne va par quatre chemins ;

Et mon humeur aventurière

Tenant le présent en fourrière

Sait escompter les lendemains !

Je n’ai pas excusé le ,

Mais ungracieux brodequin :

Je n’ai jamais souffert un pleutre,

Qui vient au monde à cinquante ans,

Et qui, pelé comme un vieux feutre,

Impuissant dans son genre neutre

Ne sait pas féconder son temps.

Un Romain est fort

Laissons le pauvre Héraclite

Pleurer sur notre humanité :

C’était une âme décrépite ;

Puis, nous savons qu’une gastrite

L’a par un beau jour emporté.

L’Histoire est une nécropole,

Où l’on sommeille pour toujours :

Aux petits pédants de parole,* *(variante au 4e vers de cette strophe : De réveiller, – en parabole,)

D’aller prêcher, en parabole,

Ces pauvres morts poudreux & sourds.

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Un Romain est fort respectable :

Mais, nous tous, les derniers venus,

Poussant un hurra formidable,

Allons nous asseoir à la table

Où ces vieux ne mangeront plus !

Titan de la plaisanterie

Grand dériseur, ô Rabelais !

Tenant notre cette pédanterie

Sous le fouet de ta raillerie,

Comme tu la flagellerais !

Dans les steppesplaines de la pensée

Marchons en hardis pionniers,

Serrés en cohorte pressée ;

Près d’une belle fiancée

Il faut arriver les premiers.

Qu’on soit Scalde, Rapsode ou Barde,

On peut nous chanter ses amours

Mais que le Saint-es Sain-esprit nous garde

De la muse flasque & batarde

Des vieux Classiques troubadours.

Devant voustoi , nation adulte

Je secoue un brillant flambeau.

De l’Art défends le noble culte

Élève plus haut que l’insulte

Élève ton vaillant drapeau !

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