Numéro d'édition: 3316
Lettre de Félicien Rops à [Paul Théodore Joseph Rops]
Texte copié

Expéditeur
Félicien Rops
1833/07/07 - 1898/08/23
Destinataire
Paul Théodore Joseph Rops
1858/11/07 - 1928/09/10
Lieu de rédaction
[Mettet]
Type de document
Lettre
N° d'inventaire
FFR/LE/9
Collationnage
Scan
Lieu de conservation
Belgique, Province de Namur, musée Félicien Rops, Fonds Félicien Rops
Page 1 Recto : 1
Cher Fils Bien Aimé,
Ta lettre m’a fait plus que du plaisir, tu m’en écriras souvent afin que je vive plus de votre vie quoique loin de vous. Rien de ce qui vous touche ne m’est étranger. Dis-moi tout de suite comment va la santé de mère. Je sais combien sont douloureuses & pénibles ces névralgies qui reviennent à heures fixes, elle en avait déjà souffert avant. Depuis quelques années elle a eu de bien rudes coups à supporter, les morts se sont succédées avec une effrayante rapidité & celles auxquelles on s’attendaient le moins. – La mort de l’oncle Ferdinand arrivant ainsi subitement, a dû être pour elle un évènement non seulement douloureux. Mais encore particulièrement pénible, par les circonstances qui l’ont accompagné. Je ne te dirai pas mon cher Paul d’être « bien obéissant » envers elle mais je te rappellerai, puisque te voilà un homme que tu ne pourrais avoir pour elle trop de tendresse ni trop d’égards. Ta mère a toutes les qualités du cœur & de l’esprit & son jugement sain & sûr ne pourront jamais t’égarer dans la vie.
Moi-même si j’avais toujours écouté ses conseils, j’eusse évité bien des malheurs & bien des fautes que le temps & mon courage me permettront de réparer je l’espère. – Tu le vois je te parle Cher fils bien aimé non plus comme l’on parle à un enfant mais comme l’on parle à un homme qu tu es maintenant. –
– Ta mère s’était guérie de ces névralgies avec des applications de morphine. Qui est maintenant le médecin de Thozée ?
Et quels ennuis encore pour elle que toutes ces affaires que la mort de l’oncle Ferdinand laisse pendantes, à mettre en ordre ! que de tracas, que de peines ! – aide la bien si tu le peux & soutiens la de toute ton affection & de tout ton amour filial.
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Tu me demandes comment le pauvre Émile Herman est mort ? Tu sais comme il était débile, les travaux de Bruxelles l’avaient surmené, comme tu me l’écrivais avant, son père le faisait trop travailler. C’était réellement l’intelligence la plus solide de la maison & il apportait à tout ce qu’il faisait une ardeur & un zèle que sa santé malheureusement ne comportait pas. Quand il est revenu de Bruxelles, il était perdu, je l’ai vu tout de suite. – J’allais le voir très souvent, il s’était pris pour moi d’une affection toute particulière & nous causions de toi. J’étais moi-même fort mal portant. Il se levait pour moi, prenait mon bras & bien doucement, bien péniblement nous allions nous asseoir au soleil, sur les talus du Chemin de fer de ceinture. – Son amour pour les fleurs était revenu ou plutôt il ne l’avait jamais perdu, je lui nommais celles de ces pauvres fleurs de la Flore Parisienne urbaine, j’allais les cueillir & je lui en faisais un bouquet, bouquet bien simple & qui eut fait sourire un horticulteur : des achillées blanches, des marguerites, des chardons carminés des orties blanches, des linaires & des Chélidoines, cela a été sa dernière joie. Le corps n’existait plus, il n’était plus qu’un cerveau. il me disait que tu étais toujours bien bon & j’en étais heureux. Puis il s’est éteint, & cette nette intelligence & ce clair esprit, car il était tout cela sont remontés vers Dieu ; – il ne lui a manqué qu’un corps robuste & bien portant pour être un homme tout à fait remarquable. – Son aptitude à retenir & à s’assimiler toutes connaissances, & les plus opposées, était étonnante. C’est une très grande perte pour la famille Herman & même pour moi. Il venait dans mon atelier & dès que j’avais terminé quelque chose, je le lui montrais, & je lui écrivais de venir voir ce que j’avais fait. Puis en dernier lieu, vous vous étiez revus & c’était pour moi un grand plaisir de pouvoir parler de toi, dont je suis séparé depuis si longtemps. Mens sana in corpore sano. C’est une des meilleures maximes des Latins Cher fils, soigne ta santé fais de la gymnastique, fortifie toi, exerce ton esprit mais pas au détriment de ton corps. –
Tu me demandes des dessins de moi, Je te porterai quelques photographies de mes derniers dessins, et des études tant que tu en voudras. Je me ferai un plaisir d’orner ta chambre. J’espère que le mois d’octobre nous verra réunis à Bruxelles pour quelques jours.
Je suis loin d’être rétabli ; je suis de ton avis, Cher fils, la campagne m’est nécessaire, jamais je ne me suis bien porté à Paris, l’air & la nourriture y sont contraires
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à mon tempérament, mais « où la chèvre est attachée il faut qu’elle broute » dit un triste proverbe. Aussi dès que ma réputation sera un peu établie ici, je compte ne garder qu’un petit atelier & habiter à la campagne partout où il y aura un coin de verdure je serai mieux qu’ici. On ne sait pas ce que c’est que le manque d’air & d’arbres lorsqu’on ne l’a pas éprouvé.
Dans la rue où je vais habiter, rue de Constantinople j’aurai au moins les arbres du Parc Monceaux comme consolation, puis je ne me trouverai qu’à une demi lieue de la Seine & là il y a un petit coin de verdure qui s’appelle l’île de la Grande Jatte qui me fait penser à la Meuse. On aime mieux son pays quand on en est loin. L’exil complet doit être une chose épouvantable & je comprends maintenant ce que je ne comprenais pas : les gens qui en meurent. Donne moi vite des nouvelles de mère, les plantes se porte-t elles bien à Thozée ? Et notre pauvre Betche ? Serre lui la patte. Me reconnaîtra-t elle encore ? Qui sera concierge à Thozée ? Je crois qu’il faudrait tâcher de trouver quelqu’un qui pût s’occuper un peu du jardin.
Embrasse bien mère pour moi Je t’embrasse à grands bras & de tout mon cœur.
Ton père qui t’aime
Félicien Rops
Détails
Support
1 feuillets, 3 pages, Quadrillé (quadrlllage carré), Blanc.
Dimensions
209 x 270 mm
Mise en page
Écrite en Plume Noir.
Copyright
Photographie Vincent Everarts