Chroniques ropsiennes

L’Attrapage/L’Attrapade Histoire d’une œuvre

À l’occasion de l’exposition Adjugé ! Les artistes & le marché de l’art en Belgique (1850-1900), Émilie Berger a rédigé un article évoquant un dessin majeur de Félicien Rops, L’Attrapade[1] . Grâce aux recherches effectuées sur ropslettres.be, l’histoire de l’œuvre se dévoile d’une manière inédite.

Quand Félicien Rops s’installe à Paris en 1874 après sa séparation avec sa femme Charlotte, il s’infiltre pleinement dans la vie nocturne des bas-fonds de la ville Lumière. Il laisse la cruauté directe et réaliste des rues, des bars et des casinos/cabarets imprégner son Art. Il saisit une scène sur le vif, afin « tout bêtement et tout simplement de rendre ce qu’[il] sen[t] avec [s]es nerfs et ce qu’[il] voi[t] avec [s]es yeux[2] ». Les modèles se trouvent devant lui, il les croque, les dessine, les étudie : « Et je reviens de Paris ! avec mes poches pleines de Parisiennes, des folles, des sombres, des étranges, des squelettables[3] . » Cette manière réaliste de rendre la part d’ombre de Paris à travers le dessin sera reconnue par les artistes de son époque. Van Gogh dira en 1881 : « J’aime beaucoup le paysage mais encore 10 fois mieux ces études de mœurs parfois d’effrayante vérité tels que […] de Groux, Félicien Rops &c. &c. les ont dessinées si magistralement[4] . »

C’est dans cet esprit de réalisme moderne que Rops dessine en 1877 L’Attrapade, qu’il nomme d’abord L’Attrapage. « Puis encore il faut faire ces machines là en pouvant aller voir tous les jours son modèle les "casinos" sont fermés nous remettrons cela à l’an prochain[5] . » Rops confiera son dessin au peintre belge Jean-François Taelemans (1851-1931) afin qu’il lui trouve acquéreurs. Il invitera plusieurs de ses amis à aller voir son œuvre avant qu’elle ne soit vendue à l’avocat belge Edmond Picard (1836-1924), important collectionneur de l’artiste namurois. À son ami intime,l’écrivain, journaliste et critique d’art belge Léon Dommartin (1839-1919), il écrit : « Et je te prie d’aller chez Taelemans 26. R. de la Chancellerie pour y voir une peinture du bon Fély qui représente un "Attrapage" & qui a obtenu un succès assez tapageur dans le monde des "Expressionnistes" école dont j’ai l’honneur d’être un des caporaux[6] . » Il demandera même à Théodore Hannon (1851- 1916) qui s’était associé au lancement d’un hebdomadaire, L’Artiste, d’intercéder auprès de l’écrivain belge Camille Lemonnier (1844- 1913) pour avoir son avis sur son œuvre réaliste : « As-tu vu "l’attrapage" Je te parlerai de cela j’ai pris en pleine nature le Sujet, – j’y étais ! au Moulin Vert !! Je serais très heureux si Lemonnier voulait me dire là dessus son sentiment. < dans l’Artiste >[7] . » 

Félicien Rops, L’Attrapade, 1877, mine de plomb, charbon,
pastel et aquarelle sur papier vélin, 74 x 53 cm. Bruxelles,
Musées royaux des beaux-arts de Belgique, inv. 3567

Quand 9 ans plus tard, Rops pousse Edmond Picard à vendre L’Attrapade car elle a selon lui trop « vieilloté », on peut se demander pourquoi ce retournement d’opinion pour une œuvre qu’il semblait estimer. « Il est vrai que vous avez peu de place disponible chez vous, & que vous avez beaucoup de choses ; mais à votre place, je laverais un peu, il y a beaucoup de choses médiocres, à commencer par mon "Attrapade" ! Ah je laverais !!! je ferais de la place, & j’acheterais des choses plus modernes. Il y a beaucoup d’œuvres qui ont vieilloté, soit dit entre nous[8] . »

La raison de ce revirement se trouve dans une crise artistique que traverse Rops un an après la réalisation de L’Attrapade, en 1878.

À 45 ans, l’artiste vit un mal-être créatif, un spleen, qui va l’amener à renouveler son style artistique, passant d’études de mœurs et représentations réalistes à des réalisations plus allégoriques. « J’ai le spleen ou dégoût de tout, l’horreur de ce que je fais comme art. Est-ce une transformation ou un anéantissement ? Mais je traverse une crise, je le sens. Il me semble qu’il y a un autre Rops qui surgira de cela, s’il en surgit quelque chose[9] . » Des chefs-d’œuvre comme Pornocratès et Les Sataniques découleront de ce spleen artistique. Même si Rops reste attaché à ses œuvres réalistes, ce sont ces nouvelles créations d’un genre symbolique et satanique qu’il veut imposer dans ses dernières années de carrière.

Picard préférera garder L’Attrapade encore un peu chez lui puisqu’il la vendra au gouvernement belge trois ans après la mort de Félicien Rops, en 1901, en l’intégrant à la collection des Musées royaux des BeauxArts. Cette acquisition gouvernementale marque une reconnaissance institutionnelle de l’art de Félicien Rops, cet artiste moderne et anticonformiste, qui, plein d’ambivalence, n’a eu de cesse de chercher des marques de légitimation officielles.

C.Massin

Lettre de Félicien Rops à Maurice [Bonvoisin], ]Paris], [11/10/1877].
Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, inv. ML/03270/0006
www.ropslettres.be, n° d’éd. 1436

[1] Voir le catalogue : BERGER É, « Félicien Rops face au marché de l’art » dans : BAETENS J. D. & al., Adjugé ! Les artistes & le marché de l’art en Belgique (1850- 1900), Paris, Mare & Martin, p. 72-85
[2] Lettre à [Fortuné Calmels], [Knocke], [1864]. Copie non autographe réalisée par Gustave Lefebvre et Maurice Kunel, Belgique, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l’Art contemporain, inv. 8812/t6/ p41-p43. www.ropslettres.be, n° d’éd. 3025
[3] Lettre à Auguste Poulet-Malassis, s.l.n.d. Publiée dans : Dufay Pierre, « Dix-huit lettres de Félicien Rops à PouletMalassis », Mercure de France, n° 847, 1er octobre 1933, p. 48-52. www.ropslettres.be, n° d’éd. 3490
[4] Lettre de Vincent Van Gogh à Théo Van Gogh, Bruxelles, 1881. Leo Jansen, Hans Luijten, Nienke Bakker (éds.) (2009), Vincent van Gogh The Letters. Version : Amsterdam et La Haye : Musée Van Gogh et Huygens ING. http://vangoghletters.org, n° 162
[5] Lettre à Maurice [Bonvoisin], [Paris], [11/10/1877]. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, inv. ML/03270/0006. www.ropslettres.be, n° d’éd. 1436
[6] Lettre à [Léon Dommartin], s.l.n.d. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits, inv. II/6655/463/3. www.ropslettres.be, n° d’éd. 2096
[7] Lettre à Théo [Hannon], Paris, 19/01/1878. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, inv. ML/00026/0020. www.ropslettres.be, n° d’éd. 1902
[8] Lettre à [Edmond] Picard, [Paris], 18/08/1886. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, inv. ML/00631/0044. www.ropslettres.be, n° d’éd. 2308
[9] Lettre de Félicien Rops à Maurice Bonvoisin, s.l., 08/02/1878. Collection privée, www.ropslettres.be, n° d’éd. 35

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