Graveur, illustrateur, épistolaire, caricaturiste… Autant de facettes tenues par Félicien Rops. Il en est une autre que nous connaissons moins, mais qui n’est pourtant pas sans importance pour un artiste plasticien : Rops-peintre.
Au début de sa carrière, Rops choisit délibérément la voie du livre, qui, même si elle parait moins noble, plus commerciale, lui permet de créer sa réputation dans la ville Lumière qu’il souhaite alors conquérir à coups d’illustrations et de contacts sociaux. Il l’expliquera lui-même en 1863, à son beaupère, Théodore Polet de Faveaux : « Maintenant Cher Père je vais vous expliquer pourquoi je continue à faire de la Peinture : […] Je crois et je maintiens que la Publication soit d’estampes soit de livres illustrés est le meilleur moyen pour un jeune artiste, et de se faire connaître et de gagner de l’argent : le tableau n’est tiré qu’à un seul exemplaire, le livre ou l’estampe sont tirés à des milliers d’exemplaires et font connaître votre nom partout. [...] les tableaux peuvent être bons ou mauvais ce n’est pas la valeur artistique que le marchand de tableaux et les collectionneurs paient, c’est seulement comme je vous l’ai dit plus haut je pense que pour se faire rapidement une réputation et des bénéfices il faut commencer par publier des estampes et des livres illustrés[1] . »
Le jeune Félicien Rops se fera donc une réputation d’illustrateur. Il créera le réseau d’amateurs qu’on lui connait, expérimentera durant de nombreuses années différentes techniques de gravure et vivra de son art. Sa notoriété dans le domaine du dessin et du livre est évidente, et d’aucuns, parmi ses contemporains, iront jusqu’à dire que ce n’est tout simplement pas un peintre.
Pour autant, il usera du pinceau, de manière sporadique, pour lui-même et des collectionneurs plus privés. Même si ce medium est moins visible sur la scène publique, il n’en perd pourtant pas de sa valeur, en témoigne l’avocat et collectionneur français Eugène Rodrigues dans le numéro spécial de La Plume consacré exclusivement à Félicien Rops : « Rops est également un grand peintre, et cela vient d’apparaître publiquement au cours de la vente après le décès de notre regretté et excellent ami Armand Gouzien. Là, parmi les tableaux collectionnés par celui-ci […] figuraient plusieurs toiles de Rops, notamment une petite figure de Hollandaise à mi-corps, mesurant environ 15 centimètres sur 25, intitulée par l’auteur la Cantinière du pilotage […]. À l’exposition, les marchands estimaient cela à 500 et 600 francs. Aux enchères, la Cantinière est montée à 1900 francs. Et c’est pour rien[2] . »
D’autres toiles feront partie des chefs-d’œuvre de Rops, dont la Tête de vieille Anversoise, comparable au style de Rembrandt par ses valeurs et son modelé des chairs. Outre ces portraits réalistes, l’artiste namurois trouvera dans ses voyages, ses séjours à Thozée, Bambois et à la mer du Nord, les cadres propices à son utilisation de la peinture. C’est au grand air qu’il aimera nourrir son inspiration pour la réalisation de ses toiles : « L’esprit se trouve en nature et c’est celui-là qu’il faut peindre, l’esprit que vous découvrez comme on découvre une orchidée dans un fouillis d’herbe, sur lequel les bourgeois du dimanche ont dîné, sans rien voir[3] . »
Cette affirmation deviendra un précepte artistique pour Rops puisqu’il participe en 1868 à la fondation à Bruxelles de la Société libre des Beaux-Arts, jeune garde artistique qui s’inscrit dans le sillage de Gustave Courbet. Ces artistes belges et étrangers vont se réunir autour de la création d’une nouvelle modernité, sans pittoresque ni contraintes. Leur programme revendique « une interprétation libre & individuelle de la nature ». Cette société a profondément contribué à la percée du réalisme en Belgique et au renouvellement de la peinture de paysage.
Peu après, apparaîtra un phénomène nouveau sur la scène artistique, celui de la peinture impressionniste, en plein air (facilitée par l’invention du tube de peinture transportable) qui séduira beaucoup d’artistes, dont Rops : « Il y aura peut être à espérer beaucoup d’un mouvement de peinture bizarre qui commence maintenant sous le nom d’École des Impressionnistes & a pour caractéristique une peinture claire dans le genre de celle qu’on fait beaucoup maintenant en Belgique mais plus heurtée plus enlevée. C’est plein de choses grotesques mais il y a là trois bonshommes Caillebotte & Degas & Monet – (pas Manet) qui sont d’une jolie force & très artistes[4] . »
Rops le dira dans ses lettres, il aime aller se promener à la Mer du Nord : « Mes dunes blanches, mes belles flamandes blondes, mes vastes horizons et la mer nacrée à nulle autre pareille, qui ont fait si longtemps ma joie, & qui la feront encore je l’espère ![5] » À ces mots, on peut aisément imaginer l’artiste, marchant sur le sable fin, avec ses tubes de couleur, ses pinceaux et sa toile, prêt à capter un moment éphémère dans ses pigments. Il plante son chevalet sur la plage et peint les ciels nuageux de ces nouveaux lieux de villégiature de la bourgeoisie belge et étrangère qui découvre la société de loisirs.
Une toile de Rops rentre dans cette nouvelle mouvance picturale : La Plage de Heyst. Cette œuvre, aux touches de lumière et de couleurs impressionnistes, est singulière dans le corpus de Rops. Sa palette éclaircie et l’atmosphère prédominent, contrairement à ses autres peintures de paysages, à la gamme de couleurs très différente.
Mais, tout ceci n’est qu’hypothèse, puisque contrairement à la Pornocratès et au Scandale par exemple, rien dans la correspondance ne nous permet d’établir l’histoire de l’œuvre. Rops n’y fait aucunement référence, de près ou de loin, ce qui laisse de nombreux points d’interrogation autour de cette toile réalisée en 1886. Elle apparait ainsi comme une véritable exception dans l’ensemble de l’œuvre de Rops.
C.Massin
[2] La Plume, numéro consacré à Félicien Rops, 15 juin 1896 (numéro 172), p. 94.
[3] Lettre à Théo [Hannon], s.l., 1er juin-12 juin 1878. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, inv. ML/00026/0188. www.ropslettres.be, n° d’éd. 2068.
[4] Lettre à Armand [Dandoy], [Paris], s.d. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits, inv. III/215/8/41. www.ropslettres.be, n° d’éd. 0881.
[5] Lettre à [Armand] Rassenfosse, Paris, 26 juillet 1893. Bruxelles, Bibliothèque royale de Belgique, Cabinet des Manuscrits, inv. II/6957/19/126. www.ropslettres.be, n° d’éd. 1797.