De quoi est mort Félicien Rops ? Entretien avec le Prof. Harry Dorchy, Docteur en médecine[1]
« Une agonie terrible et prolongée qui dura vingt-quatre heures acheva cette pénible lutte. Tendrement entouré de nous tous et de ses amis Rassenfosse et Detouche qui assistaient à ses derniers moments, il expira vers 11 heures du soir le 23 août 1898 après une journée de chaleur torride qui augmentait sa souffrance au moment où éclatait, comme l’apothéose de son œuvre, l’orage le plus fantastique et terrifiant que nous ayons jamais connu. On eut dit que la terre flambait autour de nous ébranlée par la violence des coups de tonnerre tandis que les éclairs zébraient un ciel de feu horrifiant, catastrophique… »[2], écrivait la fille de l’artiste, Claire Rops-Duluc, au biographe Maurice Kunel (1883-1971). De quoi est mort Félicien Rops cette terrible nuit du 23 août 1898 ?
Musée Rops : Contrairement à ce que certains imaginent, Félicien Rops ne fut pas, comme son ami Charles Baudelaire, victime de la syphilis. Et pourtant, sa réputation et son mode de vie poussent l’imaginaire collectif à lier sa mort à cette maladie sexuellement transmissible qui fit des ravages au 19e siècle.
Prof. Harry Dorchy : En effet, Rops est « tout simplement » mort des complications du diabète de type 2. Pour rappel, les diabètes sucrés sont des troubles d’origines diverses, caractérisés par un excès de sucre (glucose) dans le sang. La forme la plus fréquente est le diabète de type 2, aussi appelé diabète gras, de la maturité, parce qu’il touche surtout les (pré)obèses après l’âge de 40 ans (10% des gens de plus de 65 ans). Le traitement comporte un régime amaigrissant, l’activité physique et des médicaments souvent pris par voie orale. Il est totalement différent du diabète de type 1, aussi appelé diabète maigre, juvénile, car il commence le plus souvent chez les enfants et les adolescents. Le traitement est l’injection sous-cutanée quotidienne d’insuline, découverte en 1921, sinon c’est la mort en quelques mois.
Musée Rops : Quand on pense à Félicien Rops, on imagine ce jeune homme au regard perçant en bonne santé… Évoquet-il dans ses nombreuses lettres des symptômes qui pourraient faire penser au diabète comme complication d’un excès de poids?
Prof. Harry Dorchy : Rops dans sa jeunesse correspond tout à fait aux photographies anciennes. Il se plaint bien de temps en temps d’un rhume ou d’une maladie saisonnière, voire de maladies imaginaires pour justifier, auprès de ses commanditaires, les retards dans la livraison de dessins ou de gravures. C’est un homme élégant, fringant, svelte et sportif puisqu’il a fondé le Royal Club nautique Sambre et Meuse en 1862, allant même jusqu’à donner des cours d’aviron à ses amis. Puis il développe progressivement un embonpoint. Et vers la cinquantaine, comme en témoigne les portraits réalisés par Max Arthur Stremel (1859-1928), en 1897, il a beaucoup grossi et semble, sous un certain angle, presqu’obèse.
Rops aimait la bonne chère et l’alcool. Il suffit de regarder les menus qu’il illustrait pour se rendre compte de la quantité de nourriture servie à l’époque dans les banquets !
D’ailleurs, dès 1875, il confie d’ailleurs à Henri Liesse qu’il a la goutte qui est souvent due aux excès alimentaires et de boisson : «Je vous écris mais j’ai un fond de tristesse : j’ai la goutte mon ami – la vraie goutte ! – Gutta perché ? – la goutte ! qui tombe sur moi comme sur le pourceau d’épicure, – Epicuri de grege porcum ! dit Horace ! – me voilà un goutteux très précieux, – et cela me vient de mon grand père !! Je paie les frais, arriérés & intérêts des intérêts dûs au duché de Bourgogne par les vassaux du païs Wallon»[3].
Puis, en 1878, Rops mentionne des symptômes d’hypertension artérielle, peut-être liés à la prise de poids : «Je ne pars pas avec Dom & Carlier parce que comme ils font une partie de la route à pied je ne serais pas certain de les suivre, j’ai essayé de m’entrainer à la marche & dès que j’ai fait trois ou quatre lieues, le sang me monte à la tête les battements du cervelet recommencent & deux ou trois fois j’ai saigné violemment du nez ce qui ne m’était jamais arrivé de la vie. Maladie absolument mystérieuse. Du reste Filleau l’a dit à Gouzien : « Au fond nous ne savons trop ce que Rops peut avoir».[4]
L’embonpoint conduit au diabète qui est diagnostiqué en 1885, mais il a pu apparaître bien plus tôt. Rops écrit à Léon Dommartin : « Ce diabète est arrivé à être une demi-épidémie», et à Alphonse Lemerre : «J’ai été huit mois malade & je le suis encore et gravement, car le diabète est toujours grave». En 1886, Rops se confie à Eugène Rodrigues : « Mon Diabète phosphateux m’a repincé, je suis démoralisé & embêté. – Voilà 3 jours que je ne dors plus. C’est que je dois vivre, j’ai mille planches à faire ! ! »[5]
Musée Rops : Y a-t-il d’autres symptômes qui laissent penser que Rops est condamné par ce diabète ?
Prof. Harry Dorchy : Le diabète aggrave l’hypertension artérielle et la situation se dégrade car en 1894, il se plaint d’insuffisance cardiaque : «Me voici encore à souffrir du cœur & à être privé de sommeil.
Toutes les « digitalines » du monde n’y font rien ! Que le diable m’emporte ! – Le cœur a trop servi décidément !»[6].
Finalement, le diabète, l’hypertension artérielle et l’insuffisance cardiaque vont mener à l’insuffisance rénale et à l’apparition d’œdèmes & d’albumine dans les urines : « Depuis un an je n’avais pas été un jour sans avoir de l’œdème aux jambes la chose est finie ! Tu sais, car l’insuffisance rénale est une nouvelle complication que c’est un signe certain d’albuminurie»[7]. Dans une analyse d’urine datée de 1896, retrouvée récemment dans les archives du château de Thozée, l’absence ponctuelle de glycosurie chez Rops prouve qu’il suivait sans doute un régime sans sucre à ce moment-là En 1897, dans une dernière lettre à son fils Paul, Rops garde l’espoir : «Mon Cher fils, Voici la lettre que je reçois ce matin de mon docteur. Je veux que tu t’en réjouisses avec moi. Écris moi, bons baisers. Ton vieux père qui t’aime, et espère toujours. Félicien Rops»[8]. Et pourtant, un an plus tard, il mourra dans sa propriété de la Demi-Lune à Corbeil-Essonnes (Paris) et y sera enterré. En 1906, son fils Paul fait translater son corps au cimetière de Belgrade avant de trouver définitivement le repos dans le caveau familial des Polet de Faveaux, au château de Thozée, à Mettet, où il sera rejoint par sa femme Charlotte en 1929.
[1] Professeur Harry Dorchy, « Félicien Rops, la médecine, les médecins et ses maladies » (1re partie), dans Revue médicale de Bruxelles, n° 26, 2005, pp. 59-64, PDF disponible en ligne : https://www.researchgate.net/ publication/272786796_Rops_1
[2] Lettre de Claire Demolder-Rops à Maurice Kunel, s.l., 25 janvier 1935, publiée dans le catalogue Félicien Rops, Bruxelles, Musée d’Ixelles, 1969.
[3] Lettre de Félicien Rops à [Henri ?] [Liesse ?], [Paris], 22/06/1875. www.ropslettres.be – n° édition : 1588.
[4] Lettre de Félicien Rops à Maurice [Bonvoisin], [Paris], [13/05/1878]. www.ropslettres.be – n° édition : 3113.
[5] Lettre de Félicien Rops à [Eugène] Rodrigues, s.l., [28/12/1886]. www.ropslettres.be – n° édition : 0384.
[6] Lettre de Félicien Rops à [Eugène] [Rodrigues], Corbeil-Essonnes, Demi-Lune, [octobre 1897]. www.ropslettres.be – n° édition : 0895.
[7] Lettre de Félicien Rops à [Armand] Rassenfosse, Hyères, [03/12/1896]. www.ropslettres.be – n° édition : 1322.
[8]Lettre de Félicien Rops à Paul Rops, [Paris], 03/08/ [1897]. www.ropslettres.be – n° édition : 3324.