Suite à l’acquisition (et la mise en dépôt) par la Fédération Wallonie-Bruxelles de quatre dessins préparatoires à des frontispices publiés dans des ouvrages datant des années 1860 [1] – c’est-à-dire aux années de jeunesse de Félicien –, l’idée d’un focus sur ses débuts à Paris s’est imposée. La tâche est ardue tant les premières années parisiennes furent riches pour l’artiste namurois. Nous vous proposons donc de décliner le focus en plusieurs épisodes. La correspondance de l’artiste namurois nous permet d’appréhender et de mieux comprendre la façon dont Rops a pu se faire un nom dans le milieu de l’édition et de la bibliophilie. Les trois premiers épisodes s’attardent sur le rôle clé d’Auguste Poulet-Malassis (1825-1878) et Alfred Delvau (1826-1867) ainsi que Charles De Coster (1827-1879).
« Les conditions sont très belles puisque je suis plus payé que Gustave Doré qui était ‟le plus cher” des dessinateurs avant son départ pour Londres »
Lettre de Félicien Rops à [Maurice] [Bonvoisin], [Paris], 27 juin 1876, n° d’éd. 1433
Avant de devenir l’un des illustrateurs les plus courus de Paris, Félicien Rops a débuté sa carrière de dessinateur dans des journaux comme Le Charivari belge, Le Grelot, Le Crocodile ou encore son propre journal satirique Uylenspiegel, journal des ébats artistiques et littéraires [2]. Le premier numéro date du 3 février 1856. Rops publie ce journal, à partir de sa fortune personnelle, avec l’aide de son ami Charles De Coster. Les deux hommes se sont rencontrés en 1851 à l’Université Libre de Bruxelles, probablement au sein de la Société des Joyeux, un cercle littéraire fondé quelques années auparavant.
Le titre du journal n’est pas choisi au hasard ; il se moque ouvertement du Journal des débats politiques et littéraires (1789-1944), publié à Paris depuis un demi-siècle, prônant la politique de Napoléon III, que Rops et ses amis haïssent. Quant à la mascotte du journal Uylenspiegel, elle vient tout droit d’une vieille histoire germanique du XVIème siècle : la légende de Thyl Ulenspiegel, ce petit être espiègle, tout autant aventurier qu’épris de liberté et de justice, qui joue des tours aux bourgeois.
« Le Journal est né, l’accouchement a eu lieu sans le secours du moindre forceps, l’opération césaréenne n’a pas été nécessaire, l’enfant et les dix papas se portent bien…., – le baptême a eu lieu, le journal a nom Ulenspiegel je t’enverrai Dimanche les dragées, enveloppées dans dix numéros »
Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1884
Selon toute vraisemblance, c’est Rops qui a conduit De Coster à s’intéresser au personnage et sa légende. Au départ, le journal se tient éloigné de la sphère politique et il contient plutôt des textes de fantaisie destinés à affirmer une identité belge. Mais à partir de 1860, le journal devient la caisse de résonance de l’idéologie progressiste. Plus d’un tiers des textes publiés prennent une posture plus libérale. Le journal parait jusqu’en 1863.
Ils travailleront ensemble sur plusieurs projets d’ouvrages de l’écrivain dont le premier est Les Légendes flamandes (1858, Paris, Lévy) pour lequel Rops livre la couverture ainsi que trois des douze eaux-fortes du livre [3]. Les deux amis collaborent aussi aux Contes brabançons (1861, Paris, Lévy).
Le principal projet qui unit Rops et De Coster est sans conteste La Légende d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au Pays de Flandres et ailleurs publié en 1867 [4]. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce dernier ne fut pas une sinécure. En 1864, De Coster annonce la sortie du livre avec 40 gravures de Rops [5]. L’éditeur choisi est la Veuve Parent à Bruxelles mais ce dernier finit par se rétracter devant les retards de livraison.
On en apprend un peu plus dans une lettre de Rops adressée à Charles De Coster. En effet, le Namurois s’est engagé auprès de l’éditeur à remettre un manuscrit final sans annotations, prêt pour l’impression :
« Tiens cela m’embête d’écrire et de répeter ces choses, – fais moi le plaisir de ne plus m’écrire, expédie moi une copie nette et définitive de l’Uylenspiegel, l’éditeur refusera une œuvre sur laquelle il devra faire des corrections nombreuses, tu auras deux épreuves et si tu crois que tu feras à Paris des corrections et des remaniements comme dans la maison Parent détrompe-toi tout ce qui dépassera ces deux épreuves sera porté en compte c’est l’usage de Paris, du reste je me suis engagé à donner une copie excessivement lisible et propre et je ne commence pas le volume si je n’ai cette copie complète, – je veux voir le livre et savoir ce que fais je crois que c’est d’une modération exemplaire ».
Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1506
L’on sait que Rops n’est pas le plus prompt à honorer en temps et heure ses commandes. On peut lire dans la suite de la lettre que : « Le jour o[ù] je recevrai l’Uylenspiegel complet je commencerai à graver Pas avant. du reste je t’ai dit et redit tout cela. – Leclercq m’a envoyé son volume propre et lisible et son volume est fait. – Je fais de la peinture en attendant ton ouvrage entier. ce qui ne t’empêchera pas d’ajouter des chapitres si tu veux ».
Par ailleurs, quelques mois avant la parution de l’ouvrage, Rops possède toujours une partie du manuscrit de son ami. Dans une lettre du mois d’août 1867, l’artiste namurois dit à l’écrivain :
« Mais ne parle pas à Lacroix ou il va me forcer à faire la disette avant l’Uylenspiegel – Nous lui en parlerons quand tout sera en train. c’est inutile avant. […] J’irai pour un jour à Bruxelles la semaine prochaine je te porterai des épreuves et le 3e volume que j’ai ici.»
Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1503
Les retards sont tels que De Coster a décidé de faire appel à d’autres illustrateurs. L’on sait que jusqu’en octobre 1867, l’écrivain comptait sur une participation unique de Rops. Dans une lettre, l’artiste précise :
« Fais-moi le plaisir de m’envoyer sans faute, les titres des sujets choisis par les autres artistes afin que si je changeais de sujet par hasard, il n’y ai pas de doubles.
Dans tous les cas il me faudra ou le manuscrit des autres volumes ou des épreuves d’imprimerie. – afin que je n’aye pas tous mes dessins dans le 1er volume »
Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1501
Le choix d’adjoindre à Rops d’autres collaborateurs artistes peut s’expliquer par plusieurs raisons. D’une part, la vente des livres d’étrennes pour la fin de l’année est une donnée importante à prendre en compte pour un écrivain.
« […] c’est une petite annonce à fourrer chez tous les libraires. […] Tu paraitra le 25, fais faire le 24 les annonces et tu auras les cinq grands jours de vente pour toi : 26, 27, 28, 29, 30, sans compter le 31 et le 1er ».
D’autre part, une parution en 1867 permet à Charles De Coster de pouvoir concourir au prix quinquennal de littérature en 1868 – prix créé quelques années auparavant d’une étroite collaboration entre le Ministre de l’Intérieur, Charles Rogier, et le Secrétaire Perpétuel de l’Académie, Adolphe Quételet – qui est décerné cette année-là à Charles Potvin.
Le volume paraît finalement le 31 décembre 1867. Rops adresse une lettre de félicitations à De Coster :
« Ton livre est bon, meilleur – selon moi que les légendes, parce que je te sens. – mais les dessins – ton livre fera un four, c’est nous les dessinateurs qui lui auront attaché la pierre au cou – À part le Duwée et la neige de Schampheleer, quelle piètres et ignobles machines nous avons f…….. là – Mon Christus est une page de gaieté et la femme de Van Camp et le Degroux presqu’aussi mauvais que moi – si j’étais Parisien comme je nous engueulerais les dessins de ton volume, mon bon Karl, ressemblent aux moëllons de la rue de l’épée ornant une coupe de Benvenuto… »
Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1512
La collaboration entre les deux hommes s’arrête là. Malgré l’estime réciproque, les relations étaient devenues quelque peu tendues. Il est aussi important de noter qu’entre 1858 et les Légendes flamandes et 1867, date de publication de La Légende d’Ulenspiegel, le statut de Rops a changé. L’illustrateur dispose désormais d’un certain pouvoir et d’autonomie par rapport à l’écrivain et à l’éditeur. Mais ça, c’est une autre histoire …
Giuseppe Di Stazio
Bibliographie sélective
- Draguet Michel (dir.), Rops-De Coster : une jeunesse à l’université libre de Bruxelles, université libre de Bruxelles, Cahiers du GRAM, 1996.
- Giraud-Claude-Lafontaine Marie, « Charles De Coster, des Légendes à La Légende, de l’accusation de pastiche au chef d’œuvre mal digéré », Romanica Cracoviensia 1, 2018, p. 7-16.
- Hanse Joseph, Charles De Coster, Bruxelles, Palais des Académies, 1928 ; réédité en 1990, avec une préface inédite de Raymond Trousson.
- Trousson Raymond, Charles De Coster, journaliste à l’Uylenspiegel, Centre d’action laique, 2007.
- Védrine Hélène, De l’encre dans l’acide. L’œuvre gravé de Félicien Rops et la littérature de la Décadence. Paris, Honoré Champion éditeur, 2002.
[1] Il s’agit des ouvrages suivants : Le Parnasse satyrique du 19ème (publié par Poulet-Malassis, 1864), le Dictionnaire érotique moderne d’Alfred Delvau (publié chez Gay, Bruxelles, 1864) ; Le Théâtre Gaillard de Mililot (publié par Poulet-Malassis, 1865) et Anandria ou Confessions de Mlle Sapho (publié par Poulet-Malassis, 1866)
[2] La revue est d’une importance considérable pour l’histoire de la littérature en Belgique. En effet, c’est sous son autorité que se placeront les grandes revues de la fin du siècle : L’Art Moderne et La Jeune Belgique auxquelles contribuent des personnalités comme Camille Lemonnier (1844-1913), Emile Verhaeren (1855-1916), Georges Rodenbach (1855-1898) ou encore Maurice Maeterlinck (1862-1949).
[3] Dans une lettre écrite à Armand Rassenfosse (1862-1934) en 1893, Rops confie que le frontispice des Légendes flamandes fut, en février 1857, son « premier frontispice » (pour lire l’entiereté de la lettre : n° d’éd. 1788).
[4] En 1869, le volume est édité une seconde fois sous le titre La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres & Ailleurs.
[5] Deux lettres conservées au Musée de la Littérature de la Bibliothèque royale de Belgique rendent compte de la difficulté du projet. Celle écrite à Rops par De Coster, datée du 6 janvier 1863 (cote ML VII 265) présente un calendrier qui prévoit la sortie de l’ouvrage fin décembre 1864. Sous la cote ML 27/6, une lettre adressée par De Coster au Ministre de l’intérieur le 11 mars 1864 précise que « la légende d’Ulenspiegel paraîtra prochainement elle formera un volume de luxe, de 500 pages, grand in 4, illustré de 40 grandes eaux-fortes de Félicien Rops ».