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#16.2 – Un aimable faubourien

Armand Dandoy, Portrait d’Alfred Delvau, 1856-1867, photographie, 16,6 x 11,2 cm. Fonds Félicien Rops, en dépôt au musée Rops, inv. FFR PH 089
Le Dictionnaire érotique, 1864, eau forte et pointe sèche sur papier, 11,9 x 8,8 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. PER E0700.1.P.
Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris, 1862, frontispice pour l’ouvrage du même nom par Alfred Delvau, eau-forte et pointe sèche sur papier, 13,8 x 9,1 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. PER E0453.1.P.
Les Cythères parisiennes, 1863, frontispice pour l’ouvrage éponyme d’Alfred Delvau, eau-forte sur papier, 36 x 27,5 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. G E0456.
Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris, 1862, planche d’essai pour le frontispice de l’ouvrage du même nom par Alfred Delvau, manière noire sur papier, 17,3 x 12,3 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. PER E0454.1.P.
La Campagne parisienne, avant 1864, eau-forte sur papier, 17,8 x 15,8 cm. Musée Félicien Rops, Province de Namur, inv. PER E0197.1.P.
Dédicace d’Alfred Delvau à Théodore Polet « A monsieur Théodore Polet, (une goutte d’eau à la mer) », dans le roman Les Amours buissonnières, Paris, E. Dentu, éditeur, 1863. Fonds Félicien Rops, en dépôt au musée Rops.
Le Grand et le Petit Trottoir, 1866, frontispice pour l’ouvrage du même titre d’Alfred Delvau, eau-forte et pointe sèche sur papier, 14,3 x 9 cm. Fédération Wallonie-Bruxelles, en dépôt au musée Rops, inv. PER E0467.1.CF – APC 2188.

Le deuxième épisode sur les débuts de la carrière parisienne de Rops se concentre sur un personnage clé pour l’intégration du graveur namurois dans le milieu parisien. Il s’agit d’Alfred Delvau (1825-1867), un journaliste et écrivain français, auteur de plusieurs ouvrages surtout érotiques, sur Paris et son histoire comme le Dictionnaire érotique (qui lui vaudra une condamnation judiciaire) ou encore Histoire anecdotique des Cafés et Cabarets de Paris, illustré notamment par Rops.

Les deux hommes se sont rencontrés lors du deuxième exil du rédacteur du Figaro dans les années 1862-1863. Il semblerait que le travail effectué par Rops pour la revue Uylenspiegel eut un impact considérable au-delà des frontières belges car quelques années auparavant, sous la plume de Léon Fuchs, Delvau publie dans Le Rabelais du 17 octobre 1857 un article dithyrambique sur Rops qu’il décrit comme « un Gavarni de la Belgique – un Gavarni doublé d’un Daumier » [1]. Rops écrit d’ailleurs à l’auteur quelques mois plus tard [2] :

« La première fois que j’ai lu (car je l’ai relu dix fois) l’article que vous avez écrit à propos de moi dans le Rabelais, je me suis dit : Voilà un Monsieur Léon Fuchs que je voudrais bien embrasser, je ne lui écrirai pas, j’irai l’embrasser, lui donner une vigoureuse poignée de main flamande et lui dire : merci. – Malheureusement mon voyage à Paris est différé, je resterai peut être encore six mois sans vous voir, il faut que je vous écrive, cela m’ennuie car que voulez vous que je raconte à ce chiffon : que ma modestie ne me permet pas… que je trouve ces éloges exagérés etc etc . . ma foi non, j’aime mieux vous dire tout simplement : Vous et Nadar, je ne l’oublie pas non plus celui-là ! – vous m’avez tendu vos mains fraternelles pour me tirer de l’obscurité de la province, vous avez eu de bonnes paroles pour le débutant qui essayait de se faire une petite place au soleil et qui ne rencontrait partout que l’indifférence ; – ce que vous avez fait pour moi, ce sont des choses qu’on n’acquitte pas avec des phrases, mais il faut espérer que : petit crayon deviendra grand si le public lui prête vie et surtout s’il rencontre quelques amis comme vous ; – alors peut être pourrai-je vous rendre un peu de ce que vous m’avez donné. – En attendant ne vous gênez pas, je veux être largement votre débiteur, que pourrais-je bien faire pour vous ?  »

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 0243

Si Nadar (1820-1910), de son vrai nom Félix Tournachon, est l’un des premiers découvreurs français du talent de Rops, c’est bien à Alfred Delvau que l’artiste namurois doit son entrée dans le milieu artistique parisien.

Rops et Delvau partagent une passion commune pour les bas-fonds de la capitale française; l’art de l’un fait parfaitement écho à la prose de l’autre. Le premier projet d’envergure entre les deux hommes est l’ouvrage Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris publié en 1862 chez Dentu (Paris).  Le même éditeur publie en 1864 un autre livre fruit de leur collaboration : Les Cythères parisiennes, histoire anecdotique des bals de Paris [3]. Sur le frontispice, on peut observer dans le bas de l’image, une sorte de petit angelot portant un chapeau haut-de-forme et un monocle ; il s’agit d’une caricature d’Alfred Delvau. La collaboration entre les deux hommes marque réellement le commencement d’une carrière importante à Paris pour Félicien comme l’atteste cette lettre évoquant les illustrations des Cythères parisiennes :

« Je suis très heureux du succès artistique de ma lithographie – le succès marchand viendra plus tard – en faisant la part de ton amitié, la part de la courtoisie française, la part des encouragements que tu as raison de me donner il me reste encore de quoi me trouver grandement satisfait ».

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1483

Succès pour le moins marquant pour Rops puisqu’il en parle dans une lettre plus tardive adressée à Edmond Picard (1836-1924) en février 1887 :

« J’avais un vrai succès (l’édition épuisée en six jours,) avec les Cythères Parisiennes & j’illustrais avec Courbet, Flameng & Thérond les Cafés & Cabarets de Paris de Delvau »

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 2299

Par ailleurs, il est intéressant de noter que le frontispice des Cafés et Cabarets de Paris réalisé pour l’ouvrage de Delvau est très important pour Rops comme en témoigne une lettre adressée à Armand Rassenfosse en 1893 [4] :

« Ma première planche sérieuse a été une manière noire : Le frontispice des Cafés & Cabarets de Paris de Delvau en 1862 !! que de braves esprits envolés depuis lors ! que de jolies filles disparues ! que de belles lèvres flétries ! Toute une géneration, & une régéneration aussi ! Dum Spiro, Spero ! »

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1794

Delvau semble avoir des idées claires sur les frontispices de ses textes. S’il est difficile dans l’état actuel des connaissances de dresser un panorama précis de sa collaboration avec Rops, il est toutefois certain que Delvau a très fortement contribué à donner au Namurois une conscience des enjeux divers liés à la pratique de son travail. Il est raisonnable de penser que c’est encore Delvau qui a orienté Rops vers la carrière d’illustrateur et l’a mis en contact avec le milieu artistique de son temps. Les deux hommes ont fréquenté les mêmes lieux de sociabilité comme la Brasserie Andler Keller où l’on pouvait croiser Gustave Courbet (1819-1877), Charles Baudelaire (1821-1867), Champfleury (1821-1889) ou encore le critique d’art Théophile Silvestre (1823-1876) ; la Brasserie de la rue des Martyrs également fréquentée par Baudelaire mais aussi Nadar, Auguste Poulet-Malassis (1825-1878) et Edouard Manet (1832-1883) ou encore le Rat Mort que Rops évoque comme un lieu de rencontre décisif [5]. La collaboration entre les deux hommes s’achève sur une note négative. Rops a depuis longtemps un rapport compliqué avec la critique notamment parce que l’artiste a vite compris la loi d’intérêt réciproque qui fonde l’article critique et l’illustration. Sur l’instigation de Rops, Delvau se charge de rédiger une courte notice pour accompagner un croquis – La Campagne parisienne – qui paraît dans L’Autographe au Salon de 1864 et dans les ateliers [6]. L’artiste namurois trouve que son ami parisien est allé trop loin :

« Ta notice m’embête. Je n’ai pas trente ans ! Je n’ai pas trente ans !!! Je produirai mon extrait de naissance ! […]  puis pourquoi parler des Cythères lorsque tu sais que j’avais fait ces croquis et que à la hâte, et que je t’avais demandé de ne pas mettre mon nom sur le volume, – les croquis sont mauvais, c’est très mauvais, pour le plaisir de faire une réclame au livre, tu fais du tort au dessinateur – puis cette notice – la seule signée – par mon ami intime avoue que c’est d’une adresse – pavé. – Cela n’échappe pas à la malignité française et on me le fait rudement sentir.»

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 1481

Rops en avertit par ailleurs un illustre personnage rencontré quelques mois auparavant à Paris, son futur éditeur, l’Alençonnais Auguste Poulet-Malassis :

« J’ai écrit à Delvau une lettre d’injures à propos de son ridicule article de l’Autographe – nous avons failli nous brouiller – il l’avait fait pour ‘un bien’ »

Lettre publiée par Pierre Dufay, « Dix-huit lettres de Félicien Rops à Poulet-Malassis », Mercure de France, 1er octobre 1933, n°847, p. 50) [10].

Ce malentendu ne semble pas avoir entaché l’amitié qui lie les deux hommes puisque Rops pardonne son ami parisien dans une lettre vraisemblablement écrite en janvier 1864 [7] :

« Mon cher Alfred
Je ne t’ai pas répondu de suite parce que je comptais aller te surprendre à la Tour de Crouy au commencement de cette semaine, mon voyage est remis à la fin d’août, donc je te verrai avant ton ascension.
Je suis à ta disposition pour le frontispice des Chasses parisiennes et pour ce que tu voudras, mais tout cela après le mois de septembre, je suis en plein dans l’Uylenspiegel de Charles de Coster et je suis bien forcé d’y rester.
Rien de nouveau, tout le monde se porte bien et l’on t’a pardonné, à condition que tu viendras te soumettre à merci, – nous te garderons prisonnier.
Dubois est à Bruxelles – Ney coule ses jours dans le far-Neyté – Baudelaire étonne les Bruxellois – Malassis fricote, et Dandoy canote – Voilà tout.


Je t’embrasse.
Tout à toi.
Fély »

L’amitié entre les deux hommes est sincère. Delvau fait partie des habitués du château de Thozée. Vers 1863, il a dédicacé à Charlotte Polet de Faveaux (1832-1929), l’épouse de Félicien Rops, un exemplaire dédicacé de son premier roman Les Amours buissonnières [8]

De plus, l’on sait que Rops a encore illustré un ouvrage après l’épisode de L’Autographe puisqu’il réalise un frontispice pour Le Grand et Le Petit Trottoir (Librairie-éditeurs Achille Faure, Paris, 1866). Il est peu connu par rapport au reste de la production et l’une des explications les plus plausibles est qu’à son habitude, Rops tarde à livrer dans les temps sa planche pour Delvau. Celui-ci, lassé d’attendre, décide de publier l’ouvrage sans son frontispice. L’éditeur ne reçoit la plaque que plusieurs mois plus tard ; l’édition déjà épuisée, Delvau n’en fait tirer que quelques épreuves [9].

L’amitié et l’estime entre les deux hommes est telle que Félicien écrit à Poulet-Malassis, le 1er mai 1867, quelques jours avant la mort de Delvau :

« Je pars pour Namur et de là, je pars pour Paris, Delvau veut absolument me voir avant de mourir il n’a plus que quelques jours à vivre et, naturellement, je pars. Mathieu, Renard et Polet m’ont écrit en me priant d’arriver si je le pouvais ».

Pour lire l’entièreté de la lettre : n° d’éd. 0500

Si Delvau n’est pas le découvreur du talent de Rops, il est clair qu’il a largement contribué à lancer la carrière de l’artiste dans le milieu artistique parisien ainsi que dans le monde de l’édition, en particulier par le biais de l’illustre éditeur de Charles Baudelaire, Auguste Poulet-Malassis.

Giuseppe Di Stazio


[1] Le Rabelais est un petit journal satirique animé par la bohème littéraire. Il s’agit d’un bihebdomadaire créé le 16 mai 1857 par Armand Sédixier (homme de presse italien, ami de Charles Baudelaire – 1830-1866) pour prendre la succession du Triboulet-Diogène. Comme d’autres petits journaux de l’époque, ils constituent de parfaits tremplins pour les journalistes et écrivains en herbe.

[2] La réponse de Delvau à Rops datée du 28 avril 1858 sera publiée dans le Mercure de France, n°193, 1er juillet 1905, p. 5-7. Voir aussi Alfred Delvau – Félicien Rops. Naissance d’une amitié. Documents et lettres présentés par Pascal de Sadeleer, Fondation Félicien Rops, cahier n°5-6, 2e semestre 1997, p. 1-18.

[3] Rops réalise pas moins de 18 eaux-fortes et un frontispice pour l’ouvrage.

[4] Lettre de Félicien Rops à Maurice [Bonvoisin], [Paris], [5 janvier 1878], www.ropslettres.be, n° d’éd. 3102

[5] Félicien Rops envoie une lettre à Alfred Delvau probablement entre septembre et octobre 1864 afin de lui proposer une courte notice bibliographique de lui-même : « Flamand croisé d’Espagnol, nature fine spirituelle, ardente. Félicien Rops est de ceux qui se font largement et rapidement une place au soleil parisien ; – le bataillon des artistes franco-belges doit être fier de cette jeune recrue. […]Recopie, ajoute ou retranche cela te regarde ». Lettre de Félicien Rops à Alfred Delvau, s.l., s.d., www.ropslettres.be, n° d’éd. 1096.  

[6] Il s’agit du post-scriptum d’une lettre non datée mais probablement rédigée vers le 25 mai 1864.

[7] Maurice Kunel, « Félicien Rops et Alfred Delvau », La Revue nationale, 39e année, n°393, février 1967, p. 61-62. Par ailleurs, on peut trouver la réponse d’Alfred Delvau datée du 10 janvier 1864 et publiée dans le Mercure de France, n°193, 1er juillet 1905, p. 10-12.

[8] Le Fonds Félicien Rops possède un exemplaire qui a été offert à Théodore Polet de Faveaux (1801-1866), le beau-père de Rops, par Alfred Delvau. On y trouve en effet un envoi dans les premières pages.

[9] Extrait d’une lettre de François Lauters à Maurice Kunel, 98, Rue du Méridien, Bruxelles III, 15 mai 1941. On apprend dans une lettre du même François Lauters du 25 mai 1941 que c’est René Pincebourde en 1873 qui donne cette information.